Guerre en Ukraine

Guerre en Ukraine : comment expliquer cette si forte résistance citoyenne ?

© AFP or licensors

Des civils qui se dressent devant des chars, des Ukrainiens de l’étranger qui reviennent au pays pour se battre, des femmes, des hommes qui préparent des cocktails molotov, dressent des barricades, ou prennent carrément les armes : l’ampleur de la mobilisation ukrainienne impressionne.

D’où vient cette force de résistance populaire ? Qu’est-ce qui rend les Ukrainiens si patriotes ? Coline Maestracci, doctorante au Centre d’étude de la vie politique (CEVIPOL) de l’Université libre de Bruxelles (ULB), nous donne des éléments de réponse, en puisant dans l’histoire récente et moins récente de l’Ukraine.

Comment expliquer cet élan patriotique, où prend-il ses racines ?

"Il y a en effet un patriotisme fort en Ukraine, qui se manifeste en ce moment par une forte mobilisation mais qui n’est pas nouveau.

Depuis la chute de l’Union soviétique, l’Ukraine a connu plusieurs mobilisations (mobilisation du granit en 1990, révolution orange en 2004, Maïdan en 2014), donc la mobilisation de rue fait partie du répertoire d’action des Ukrainiens. Et je pense que cette résistance citoyenne prend surtout racine dans la mobilisation du Maïdan et la guerre du Donbass."

En quoi la révolution de Maïdan (2014), déclenchée par le refus du président prorusse de l’époque, Viktor Ianoukovitch, de signer un accord d’association avec l’Union européenne, est-elle un moment clé ?

"La mobilisation du Maïdan a été caractérisée par une forte mobilisation des citoyens qui ont participé au jour le jour à la vie de la place Maïdan : cuisine, librairie, thé, construction de barricades, dons de nourriture, rondes, etc. La plupart des personnes présentes sur la place n’avaient pas d’affiliation politique. Ce sont ce qu’on appelle des "citoyens ordinaires". Il y a l’idée que chaque citoyen et citoyenne, en agissant, peut être acteur du changement, acteur de la politique.

Si les premiers mois de manifestation sont pacifiques, la répression violente des autorités ukrainiennes pousse les manifestants à s’auto-organiser en groupes d’autodéfense. Ce sont les citoyens qui font face à la police antiémeute lorsqu’elle donne l’assaut final à partir du 18 janvier 2014. La mobilisation du Maïdan a fait plus d’une centaine de morts du côté des manifestants."

Cette mobilisation citoyenne s’est encore renforcée avec la guerre du Donbass (entre le gouvernement ukrainien et les forces séparatistes prorusses dans l’est de l’Ukraine) ?

"Oui, dans la continuité de Maïdan, le début de la guerre du Donbass a été caractérisé par une forte mobilisation populaire. L’armée ukrainienne étant incapable de faire face à cette opération militaire, de nombreux citoyens - beaucoup d’hommes mais aussi des femmes - s’engagent dans des bataillons volontaires. Ces bataillons sont rapidement intégrés aux autorités étatiques. Encore une fois, il s’agit de protéger le territoire ukrainien, la souveraineté de l’État ukrainien (2014, c’est le début de la guerre du Donbass et aussi l’année de l’annexion de la Crimée par la Russie, ndlr).

Outre cette mobilisation armée, de nombreuses personnes s’engagent pour aider les soldats : approvisionnement en nourriture, fabrication de camouflage, approvisionnement de matériel, etc.

Donc, je crois que ce patriotisme est vraiment à replacer dans le contexte de la guerre. Et plus largement, les différentes mobilisations ont créé des savoir-faire de mobilisation, d’entraide entre citoyens. Ces pratiques sont restées et ont été réactivées avec l’invasion russe. Autant l’effet de surprise a été grand, autant la rapidité de réaction de la société ukrainienne a été frappante. Dès que l’invasion a commencé, il y a des gens qui ont repris du service dans cet engagement citoyen."

Peut-on dire que le patriotisme ukrainien s’est construit "contre la Russie", à la fois au regard des violations récentes de l’intégrité du pays (annexion de la Crimée, guerre du Donbass, invasion actuelle) mais aussi au regard des oppressions passées ? Et ce dans le but d’affirmer l’existence d’un Etat ukrainien, qui n’a d’ailleurs obtenu l’indépendance qu’en 1991, après la chute de l’URSS ?

"Oui, le patriotisme ukrainien est très empreint de la volonté de se détacher de la Russie. Cela s’inscrit effectivement aussi dans une histoire de la répression soviétique, qui a été très forte. Pour ne citer que l’exemple le plus important : l’Holodomor, la mort par la faim, grande famine (1932-1933) orchestrée par l’Union soviétique dont les Ukrainiens ont souffert.

En fait, l’histoire ukrainienne du 20e siècle est imprégnée d’épisodes répressifs de plus ou moins grandes ampleurs qui marquent encore beaucoup la société ukrainienne.

Par contre, je ne dirais pas que c’est un patriotisme "antirusse", contre les Russes, (même s’il faudra voir comment ça évolue avec l’invasion) mais plutôt contre la puissance impériale russe. Il y a beaucoup de gens qui se sont affirmés comme ukrainiens mais pas comme antirusses. C’est juste une affirmation de sa propre identité.

Les Ukrainiens sont conscients qu’il y a des liens forts entre les deux pays. J’ai plein d’amis qui ont de la famille en Russie, qui ont vécu en Russie, qui ont fait des va-et-vient entre les deux pays."

Mais la réflexion sur l’identité ukrainienne est bien vivace ?

"Oui, c’est une fabrique de la guerre, c’est ce que crée la guerre. Il y a une réflexion à marche forcée sur ce qui constitue la nation ukrainienne, et la langue en est un des éléments moteurs.

J’ai des amis qui parlaient russe dans leur cercle familial jusqu’à la guerre, qui ont eu des enfants récemment et qui ont choisi de ne leur parler qu’en ukrainien. Il y a aussi eu des lois pour favoriser le développement de la langue ukrainienne : par exemple, dans les bars et les restaurants, le staff doit d’abord s’exprimer en ukrainien et puis, éventuellement, passer au russe.

Il faut tenir compte du contexte qui préexistait : il y avait une forte domination de la langue russe dans de nombreux domaines de la société. Les livres étaient en russe, les films n’étaient pas doublés…

Donc, à nouveau, il ne faut pas voir dans cette politique de développement de la langue ukrainienne une politique qui se ferait à l’encontre d’autres langues présentes (le russe mais aussi le tatar ou le hongrois) mais simplement une politique POUR la langue ukrainienne, pour développer une langue longtemps mise à l’écart."

Retrouvez toutes les informations sur la guerre en Ukraine ici.

Sur le même sujet : JT du 01/03/2022

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