La romancière française Annie Ernaux vient de recevoir le Prix Nobel de littérature 2022. Nous vous proposons de retrouver la chronique littérature de Sophie Creuz, qui nous présentait en mai dernier le nouveau livre de la romancière française, "Le jeune homme", qui paru aux éditions Gallimard.
Un très court récit que ce jeune homme, commencé il y a plus de vingt ans, repris puis terminé cette année. Et on apprend en parcourant un autre inédit, qui paraît aussi ces jours-ci, sous le titre " L’atelier noir " – un journal de bord d’écrivain – comment procède cette grande auteure de l’intime : par rebonds, en s’interrogeant sans cesse sur la place du "Je" et du "Il" du passé dans le présent, et ce qu’il faut creuser.
Car, ceux qui la lisent depuis longtemps le savent, Annie Ernaux part du particulier, d’une femme, d’une jeune fille, d’une amante, pour le mettre en perspective avec l’époque, le milieu social, et l’histoire mise en contexte. Ce qui fait que ces courts récits, magistralement écrits, sans un mot inutile, sont traduits dans le monde entier et étudiés dans les universités.
C’est ce qui est tout à fait singulier chez elle, elle nous parle de sa vie d’enfant, de ses parents qui tenaient un café-épicerie dans un petit bourg normand, et à travers cela, elle nous parle de la manière dont cette origine sociale, et sa condition de fille de 18 ans en 1958, a imprimé à jamais son existence et son œuvre.
Et elle ne cesse d’y revenir, pour voir que les événements d’une vie ordinaire – bien que ce banal ne le soit pas banal, pour qui le vit – que cela soit la perte brutale de sa virginité, l’avortement clandestin subit dans les années soixante, son mariage avec un homme plus bourgeois qu’elle, ses passions amoureuses, sont parlantes, au-delà d’elle-même. Elle interroge à travers son parcours, les jalons d’un combat pour "devenir", quand on ne lui demandait que d’être. C’est presque de la sociologie, et ses livres sont des best-sellers, alors même qu’ils ne font rien pour cela. C’est bien la preuve qu’ils nous parlent à tous et à toutes.
Et ce jeune homme, elle le rencontre quand elle a 54 ans, lui en a 25, il est étudiant à Rouen et il souhaite la rencontrer depuis longtemps. De leur rencontre, va découler une véritable histoire d’amour. Ce ne seront que quelques mois, et ce ne sont que quelques pages, moins de 40, et pourtant vous les lisez avec le sentiment d’avoir lu "Guerre et paix" de Tolstoï. Car tout y est dit, avec cette économie qui n’est absolument pas sèche, mais qui s’ouvre sur une multitude de ressentis qui donnent de l’épaisseur à chacune des phrases.
Son trouble à elle, vient moins de la différence d’âge, que de l’impression de revivre des instants déjà vécus, dans cette chambre d’étudiant modeste dans cette ville de Rouen où elle-même fut étudiante dans les mêmes conditions. Un trouble auquel s’ajoute le fait qu’elle est en train d’écrire le récit de cet avortement clandestin traumatique, qui l’a menée à l’hôpital devant lequel s’ouvre la fenêtre de son amant.
Et tandis qu’elle écoute avec lui les Doors, sur un matelas à même le sol, elle songe à ce qu’elle est devenue : une bourge, et un écrivain qui a besoin de vivre la passion pour pouvoir l’écrire, et se convaincre, dit-elle, que la jouissance d’écrire est plus grande encore que toutes les autres. En un sens, elle l’utilise, mais c’est du donnant-donnant.
Et l’écart d’âge, c’est dans le regard des autres qu’elle le voit, pas dans celui de cet homme qui l’adore et envisage même un avenir qu’elle repousse.
Ce qui est exceptionnel chez Annie Ernaux, c’est cette intelligence sensible, qui voit tout, ne triche jamais, n’invente rien mais creuse l’instant, a posteriori. C’est cette superposition des temps qui donne cette épaisseur au récit.
Et l’anticonformisme de cette union n’a rien de provocateur ou de bravache, il est la pleine expression d’êtres vivants, débarrassés de la honte qui l’a empêchée, elle, quand elle était jeune femme.
Cette vérité et cette plénitude éliminent d’emblée toute suspicion sur ce couple inattendu. Elle remarque, évidemment, qu’on la regarde, elle, avec désapprobation, alors qu’un homme de 54 ans avec une jeune fille de 25 ans ne suscite aucune réaction hostile. Mais ce qui nous interpelle davantage, est que le jeune homme semble avoir moins de questionnements, de curiosité et d’énergie à choisir son destin, qu’elle n’en avait au même âge. Car si l’amour n’a pas d’âge, on découvre que le désir profond, l’ironie sur soi, l’appétit pour la vie, qu’on attribue à la jeunesse, est plus de son fait à elle, et que ce jeune homme est plus enclin à suivre la pente d’un parcours désigné — hormis cette relation bien sûr -, quand Annie Ernaux elle, a tracé son chemin à l’arraché, en subvertissant sa condition. Et là encore, mine de rien, indirectement, elle tend un miroir à notre époque, et aux jeunes femmes et aux jeunes hommes d’aujourd’hui.
"Le jeune homme" paraît dans la collection blanche de Gallimard, et "L’atelier noir", le journal d’écrivain d’Annie Ernaux paraît lui dans la collection L’imaginaire de Gallimard.