En ces temps de rentrée scolaire, l’historien et écrivain Gil Bartholeyns prend la plume pour écrire aux enseignants et à un prof en particulier…
Chers enseignants, chers professeurs d’école et d’université,
La rentrée n’a pas manqué de nous enthousiasmer, c’est vrai, de nous désespérer aussi. J’ignore si les 400 postes en mal de profs de math, d’anglais ou d’histoire ont été pourvus. Le métier est en pénurie critique, à côté des maraîchers, des menuisiers, des éducateurs. La "crise de la vocation" sera résolue, promet-on, par la revalorisation du dit "plus beau métier du monde". Eh bien, ce n’est pas gagné. Une indexation des salaires indigente face à l’inflation. Une surcharge de travail en sous-effectif chronique. Des classes toujours plus nombreuses. Et ce nouveau dispositif d’évaluation ? Il faudra atteindre des objectifs de résultat pour éviter la sanction ? Vous serez tenus responsables de l’échec scolaire ? On sait pourtant qu’il n’y a pas de corrélation mécanique entre le génie pédagogique et la réussite joyeuse. "Oh, ce prof-là, il donne les points !", ça, on va l’entendre.
À l’université, les formations jugées improductives disparaissent, trop peu d’étudiants ici ou là. Il faut que tout soit rentable. C’est mondial : le Japon, les États-Unis, la Suisse suppriment des dizaines de facultés de sciences humaines et sociales. Il faut abandonner Aristote et Montaigne et viser l’employabilité. La société a des besoins ! Mais de quelle société parlons-nous ? Des besoins auxquels il faut répondre au plus vite. Pourtant, la réforme de Bologne a fait passer le nombre d’années d’études de 4 à 5, et le décret Marcourt encourage l’étalement, certains mettent maintenant 7 ans pour terminer. Tout ça, comme vous savez, à budget constant. Et les étudiants forcés de travailler : plus de 70 pourcents d’entre eux désormais. Les moins favorisés sont privés de jeunesse universitaire. Un sur dix a déjà pensé à mettre fin à ses jours.
Alors là-dessus, chers enseignants, vous êtes égaux. Et voilà que je me souviens de mon professeur d’Histoire du secondaire. Il achetait des livres et des livres, des collections entières, des fac-similés de codex, tout ce dont il avait besoin, tout ce dont ses élèves avaient besoin. Il avait commencé une thèse sur le racisme dans le western hollywoodien et il nous donnait des enquêtes : les procès en sorcellerie de Salem (l’institution avait-elle donc fabriqué ses cibles ?), la Bataille de Little Bighorn (les Sioux avaient enfin gagné), les mythes inouïs des sociétés amazoniennes (non, nous n’avions pas le monopole la culture). Les élèves allaient chez lui, à plusieurs. Lisaient, écrivaient, plongeaient dans l’émerveillement et la stupeur d’apprendre un monde sans limites. Une bibliothèque infinie que l’école ne pouvait pas offrir. Par manque de moyens sans doute. Mais lui, il achetait, et on apprenait, il s’endettait, et on s’armait d’intelligence, il se ruinait, et on l’ignorait. La société de crédit le harcelait. Les huissiers arrivaient pour tout prendre. "Ils n’auront pas ma peau, ces cornichons. Ils n’auront rien". Alors il légua tout à l’Université libre de Bruxelles et se donna la mort. Avec l’instrument de sa passion pour la culture aztèque et le monde inca – avec une réplique de poignard rapporté de voyage. Chez lui, à genoux sur son tapis, dans le ventre.
Chers enseignants, ce professeur-là aurait donné raison aux équationnistes d’aujourd’hui : pourquoi mieux vous payer, puisque c’est une passion, une conviction, n’est-ce pas le meilleur des salaires ? Ce professeur-là renonçait à sa retraite, peu de choses au regard de son geste ; mais à cette époque pas si lointaine, il y en avait une au bout de la bienveillance et de l’endurance. Alors que pour vous, chers enseignants – enseignant que je suis aussi, heure pour heure – de retraite il n’y en a presque plus.
Avant que ne revienne "lundi matin 8 heures", nous avons le week-end pour souffler, pour souffler sur les braises,
Gil Bartholeyns
Je dédie cette lettre à Claude-René De Winter.