L’historien et écrivain Gil Bartholeyns écrit sa première missive pour "En toutes lettres !", le désormais incontournable rendez-vous de "Dans quel Monde on vit" sur La Première.
Cher " nous ", chers nous tous,
J’écris cette lettre pour ne pas écrire à quelqu’un en particulier. Je vais te dire pourquoi je n’écris pas à un puissant de ce monde, ou à une figure historique. Ces lettres n’arrivent presque jamais à bon port, ou si mal. Alors je m’adresse à " nous ". Là où nous avons logé nos espoirs. Ce nous qui nous fait tenir. Ce nous qui s’est imposé, de plus en plus, pour exister un peu. Une lettre est une consolation, un amour, une inquiétude. Mais qui est-on en disant " nous " ? Il aura fallu cet événement planétaire de la pandémie, " nous " face aux violences policières, nous avec George Floyd, nous et les habitants de Beyrouth, Beyrouth soufflée par une bouffée de malheur, un produit destiné à faire des engrais qui nous touchent toutes et tous, dès notre naissance, qui avait déjà explosé par le passé en emportant des centaines de personnes.
Ça nous semble fini, déjà loin ? Ce n’est pas terminé.
C’est l’échelle des événements, leur répétition qui font naître en chacun quelque chose comme une solidarité bouleversée.
Nous – première personne du pluriel, apprend-on à l’école. Mais qu’est-ce qu’être pluriel ? Je ne l’invente pas : nous, c’est " quand le locuteur est le terme constant de l’addition de la première personne et d’autres personnes [qui] ne sont pas nécessairement présentes, mais toutes sont concernées au même titre que lui ", et lui au même titre que toutes les autres.
Oui, les mots ont leur génie politique.
" Nous sommes les 99 % " (We are the 99 %), célèbre formule attribuée à l’anthropologue américain David Graeber décédé prématurément il y a quelques jours. Partout où nous regardons, Graeber avait une idée de désassujettissement.
" Je est un autre ", sache que ce n’est pas une pathologie de l’identité. Ce " pronom personnel ", si personnel, qui est tien, le mien, il naît quand l’échelle du drame s’agrandit, quand l’événement de là-bas parle encore de nos familles, de notre avenir. Nous survenons quand l’affront est porté à tous à travers un seul.
Tandis que la Californie et l’Oregon sont rouges, en proie à des tempêtes de feu, notre été de sécheresse se prolonge.
Il n’y a plus de lointain. Plus de refuge. Nous sommes tous dehors. Il n’y a plus notre maison, sûre, et les celles des autres, qui seraient en péril, face à la montée des eaux, ou détruite par une coulée de boue. Nous vivons dans une seule demeure. Maintenant, nous habitons d’abord la Terre avant que d’habiter un pays, un pic rocheux, un fleuve. L’ailleurs est un autre ici.
Voilà ce qui nous est arrivé : un sentiment terrestriel. Si je peux dire " cher nous ", cher.es toutes et tous, c’est que nous sommes devenus quelque chose de plus grand que la somme de notre nombre – et nous partageons cette condition avec tous les vivants. D’autant mieux que nous ne sommes pas égaux, même si nous déclarons qu’il n’y a ni homme ni femme, ni noir ni blanc, ni beau ni laid ; pendant que les meilleurs ingénieurs envoient des hommes dans l’espace dans un vaisseau de science-fiction. Et ils rêvent de base sur la face cachée de la Lune, ils rêvent à Mars. On se demande bien pourquoi ils ont déjà quitté la Terre, ses forêts, ses poissons de couleurs. Alors qu’il faut atterrir. Il n’y a pas de Plan B. Le fond de l’air est triste, en colère mais sans haine. Alors je nous écris d’abord, à nous, ou au chef d’une tribu indienne non contactée, ou à ceux qui, par le ravage, sont déjà enterrés.
Avec mes sentiments sincères et la joie de nous revoir,
Gil Bartholeyns