A quelques jours de la Journée mondiale de l’alimentation, l’historien et écrivain Gil Bartholeyns s’adresse à un agriculteur qu’il a rencontré dans le cadre de l’écriture de son premier roman " Deux kilos deux " (JC Lattès). Sa lettre est réalisée pour "En toutes lettres !", le désormais incontournable rendez-vous de "Dans quel Monde on vit" sur La Première.
Cher Jean,
Vous avez changé ma vie. Nous nous sommes rencontrés, il y a tout juste 5 ans. J’écrivais sur le monde rural. Je venais voir votre ferme, vos animaux et parler de votre métier.
Vous avez changé ma vie parce qu’à votre contact j’ai compris des choses importantes. Conduire sa vie, fabriquer la liberté dont nous sommes capables : c’est bien ça tout le problème.
Je n’ai d’abord rien compris. Vous me parliez de pollution. Par Directive européenne, vous vous retrouviez sur la liste des gros pollueurs, parce que vous aviez plus de 40 mille poulets. À côté de Caterpillar, des centrales nucléaires et des usines de retraitement des déchets. Absurdité ! Mais des bœufs, par contre, vous pouviez en avoir autant que vous vouliez, la filière s’était arrangée avec l’Europe. L’ingénieur agronome que vous êtes m’a dit c’est Kafka et Ubu réunis. Sur votre bureau, je voyais la pile de recommandés. Vous avez sorti les registres des résidus, les analyses bactériologiques, l’étude d’incidence réalisée pour l’agrandissement, l’enquête de voisinage pour les nuisances olfactives, sonores, et les " nuisances morales ".
Vous étiez calme. Juste là, avec des millions de choses à dire. Vous étiez au-delà du vertige qui me saisissait : celui de votre situation. Vous m’avez sorti le document des " meilleures techniques disponibles " à suivre. 900 pages, toutes en anglais. À la Région, ils ne s’en sortaient pas non plus !
J’ai retenu tout ça, votre convivialité et le délire. Il pleuvait. Nous sommes allés voir vos animaux. Et je suis rentré chez moi.
C’est seulement après que j’ai compris. Chiffres, contrats, rythme... il n’y a plus de temps pour les aspirations, pour le libre arbitre. Il n’y a même plus de temps pour la colère. Et je me suis dit : c’est ça un système d’exploitation, c’est ça l’aliénation.
Ce qui vous empêche de dormir, vous, c’est la globalisation. Vous m’avez dit : on ne tiendra pas le choc des Traités.
Je sais que vous avez songé à passer en bio ; mais malgré les primes, c’est trop dur : il y a les prêts, le manque à gagner pendant la transition des terres. Et sans intrants, il faut une main d’œuvre bon marché qui tient moins de l’aide agricole que de la plantation coloniale. Vous m’avez dit : on doit choisir entre 2 problèmes, la chimie ou l’esclavage. Quand vous voyez 10 Polonais dans un champ, c’est que c’est du bio.
Moi aussi je m’oppose à l’exploitation des êtres vivants – mais de tous les êtres vivants. Malgré tout, votre élevage, même " conventionnel ", est mieux qu’ailleurs en Europe, et l’Europe est moins pire, pour les animaux comme pour vous, que les États-Unis, qui sont mieux que le Brésil et ainsi de suite jusqu’en Chine.
Vous aimez vos bêtes et vous les destinez à mourir : c’est une contradiction qui ne trouve à mes yeux sa résolution que par une imprégnation culturelle.
Mais vous les aimez vraiment, et vous voulez faire votre travail. Pourtant voilà ! Vous êtes accaparé par la concurrence, les mises aux normes et la biosécurité. Vous vivez dans la peur de la maladie contagieuse.
Jean, je ne sais vraiment pas comment vous faites pour tenir. Peut-être que vous levez les yeux sur la photo de la ferme, à l’époque où votre grand-père la louait à des gens partis au Congo. Mais peut-être que votre regard, parfois, tombe sur la carabine. Le piège de l’histoire s’est refermé : impossible d’arrêter, à moins de tout perdre ; impossible de continuer sans subir.
C’est octobre, et octobre, c’est la récolte du maïs et des betteraves. C’est octobre pluvieux et fraîchissant, et je sais que ce samedi matin, vous êtes encore, vous êtes déjà au travail !
Cher Jean, vous n’êtes pas une fiction pour moi.
Je vous espère en bonne santé et vous prie de recevoir cette lettre en témoignage de ma très vive amitié.
Gil Bartholeyns