Belgique

Francesco Contino (UCLouvain) : "Je milite pour la sobriété car l’efficacité énergétique ne suffit pas"

Francesco Contino, professeur à l’Ecole Polytechnique de l’UCLouvain

© rtbf - Cristian Abarca

L’année 2020 a vu l’émergence de spécialistes en épidémiologie, en microbiologie et en maladies infectieuses, l’année 2022 a poussé sur le devant de la scène les spécialistes de l’énergie. Parmi les plus sollicités par les médias, l’on retrouve le professeur Francesco Contino, professeur à l’Ecole Polytechnique de l’UCLouvain et auteur d’une série de podcasts très pointus dans le domaine de l’énergie. Francesco Contino est le premier invité de nos séries de rétrospectives de l’année 2022.

Quelle image vous a marqué en 2022 ?
"2022 est l’année lors de laquelle on a dépassé deux nouvelles limites planétaires cette année, et désormais 7 des 9 limites planétaires sont dépassées : celles du réchauffement climatique, de la biodiversité, de l’affectation des sols, l’eau douce, phosphore et azote, celle des polluants environnementaux. Et on est aussi très proche de l’acidification. C’est mon image de 2022 mais je souhaite retenir aussi que cette année était peut-être celle du pic d’émission 
de CO2. On le saura avec certitude un peu plus tard. Ce n’est pas moi qui le dis mais l’Agence internationale de l’énergie (IEA). Leur scénario prospectif prévoit pour la première fois un plateau au niveau de la pollution liée aux énergies fossiles."

Trouvez-vous que l’humanité est dans un moment charnière ?

"Dire que nous sommes à un moment charnière est peut-être nous donner trop d’importance. En revanche, je pense que nous sommes à un moment clé où la connaissance et les solutions doivent nous permettre de relever le défi qui est devant nous. Nous devons nous saisir collectivement et de manière juste du problème pour réussir la transition énergétique. Quel sentiment incroyable nous aurons quand nous comprendrons qu’agir dans la direction de la transition n’est pas synonyme de déclin de la civilisation et que c’est plutôt ne pas agir qui l’est. Agir, c’est aller vers l’harmonie."

2022 nous a appris que la transition devait être juste

Cette année a été celle des prix élevés de l’énergie, et ces prix élevés ont permis de gré ou de force de réduire la consommation d’énergie et donc la pollution. Pensez-vous que cette baisse des émissions de CO2 va se maintenir à l’avenir, même si les prix baissent du gaz, de l’essence ou de l’électricité baissent ?

"Effectivement, la baisse des émissions provient des prix élevés de l’énergie, mais j’espère que cette année 2022 sera bien celle du pic. Cela ne doit pas être des bonnes intentions de "monde d’après" comme lors de la Crise du Covid-19 et qui ne se sont pas confirmées. Je pense que c’est possible car la population a compris que la sobriété n’était pas le fait exclusif de quelques bobos qui vivent en marge de la société. J’en prends pour preuve l’exigence d’exemplarité que le citoyen a envers les élites. L’émoi autour des jets privés illustre le fait que la société se dise "stop, on est en train de déconner complètement", et que la population exige désormais un effort de tout le monde. Par ailleurs, beaucoup de citoyens ont fait des investissements, ou des choix profonds de changement de consommation et ces changements-là ne seront pas inversés par un simple prix à la baisse des énergies."

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C’est l’augmentation des prix qui a fait baisser la consommation, mais peut-on vraiment se réjouir de la hausse que l’on a connue ?

"Effectivement, je suis pour une augmentation des prix des énergies, mais pas comme ça s’est passé en 2022. Des prix incontrôlés ne bénéficient à personne, même pas à l’Etat puisqu’ici l’argent est sorti du pays vers les producteurs énergétiques pour prendre l’exemple du gaz. Et donc toute une partie de la population ne vit pas la transition énergétique de la même façon. En ce sens, 2022 nous a appris que la transition devait être juste."

À chaque fois qu’une solution technologique plus efficace que la précédente émerge, la consommation totale ne baisse pas

On a appris cette année le mot "sobriété" qui était peut-être mal vu par le passé. Pensez-vous que ce mot sera de plus en plus commun à l’avenir ?

"Oui, je le pense. Et il ne faut pas confondre "sobriété" et "efficacité". L’efficacité vise à consommer moins sans réduire son confort, alors que la sobriété implique de réduire son confort. Personnellement, je milite pour la sobriété car on voit dans nos projections qu’il est possible de respecter la demande en énergie de la population tout en étant décarboné à 100% en 2050, mais que ce n’est pas le chemin que nous empruntons actuellement. Et je pense que la sobriété est nécessaire pour y arriver. Pour vous donner un exemple, il existe le "slow heat" dont le principe est de réduire la température d’ambiance d’une pièce pour se chauffer autrement, parfois en se mettant simplement une couverture, un pull ou l’installation d’un petit radiant. Des chercheurs ont mesuré des baisses de 50% à 90% de chauffage et d’électricité en faisant simplement cela. Cela montre qu’une baisse significative de la consommation est possible avec peu d’investissements en comparaison avec la rénovation de bâtiments."

D’autres scientifiques ou académiques disent que la solution peut-être complètement technologique, sans devoir nous priver du confort que nous avons aujourd’hui. Pourquoi n’y croyez-vous pas ?

"Alors, évidemment ce qui s’est déroulé dans le passé ne présage pas forcément de ce qui se passera dans le futur, mais le paradoxe de Jevons considère qu’à chaque fois qu’une solution technologique plus efficace que la précédente émerge, la consommation totale ne baisse pas. Par exemple, une personne qui installe des panneaux photovoltaïques peut se dire "je produis du renouvelable, je pollue moins mais je produis beaucoup plus d’électricité que ce que je consomme, donc je vais installer une piscine et chauffer l’eau de ma piscine avec l’énergie produite". Et dans ce cas-ci, la consommation ne baisse pas alors que la technologie est plus efficace. Même si le passé n’est pas contractuel de l’avenir, nous avons des raisons de nous méfier d’un tel phénomène."

Sur le nucléaire, on ne peut pas changer d’avis comme de chemise

L’année 2022 a aussi été l’année au cours de laquelle le gouvernement, mais aussi la population, a changé d’avis sur le nucléaire. D’une sortie, on passe à la volonté de prolonger de deux réacteurs. Comment analysez-vous cette volte-face ?

"Mon opinion est que la population a changé d’avis par défaut sur cette question, en se disant "on n’a pas le choix, il faudra bien passer par ça". Et cette façon de faire m’inquiète un peu car le choix de prolonger ou non le nucléaire est une décision de société qui doit se prendre dans un temps long, calme, délibéré et en ayant pris en compte tous les éléments et arguments techniques. Ce qui ne va pas non plus, c’est de changer d’avis de façon si légère et soudaine. L’industrie a besoin de certitudes pour pouvoir investir à long terme et nous aussi pour qu’elle ne demande pas des prix trop élevés pour amortir son risque. Considérer le nucléaire comme un interrupteur qu’on allume ou éteint au gré des accords de gouvernement est une erreur. "

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Pour quelle raison a-t-on entendu finalement peu d’experts remettre en cause la sortie du nucléaire ces dernières années, avant la guerre en Ukraine ?

"Je pense que la raison principale est que c’était la loi. Il y a une loi de 2002 qui dit qu’on sort du nucléaire et il n’y a pas de raison de la remettre en question car sur le nucléaire, on ne peut pas changer d’avis comme de chemise. Si on a décidé qu’on sortait, il faut s’y tenir. Par ailleurs, la question du nucléaire n’est pas "blanc ou noir", avec une décision évidente à prendre. Mon point de vue est que ce serait bien de garder le nucléaire dans notre mix énergétique, mais ce n’est pas strictement nécessaire. Et en ce sens, une décision ou l’autre ne me dérange pas. Qu’on garde le nucléaire ou non n’est pas la question. La question est de respecter un budget d’émission de CO2. Je pense qu’il est plus facile à respecter avec le nucléaire, mais je respecte ceux qui disent qu’on n’en a pas besoin, pour autant qu’ils expliquent les conséquences : beaucoup plus de sobriété et beaucoup plus d’énergies renouvelables que ce qu’on fait actuellement."

Arrêter la publicité aurait un impact important sur notre façon de consommer

D’après vous, le domaine de l’énergie est-il politique ? Les mots comme "nucléaire", "renouvelable" ou "sobriété" sont-ils des mots politisés ?

"Pour moi, l’énergie a toujours été politique et géopolitique. L’énergie explique énormément de conflits entre pays ou à l’intérieur d’un pays. Cela se cristallise à certains moments à travers les partis politiques, comme Ecolo qui s’est formé en tant que mouvement anti-nucléaire et plus récemment, chacun essaie un peu de pousser sa solution pour sortir de la crise énergétique. Mais c’est un simple reflet de la société et de la diversité des options qui existent pour sortir d’une crise. Il n’y a pas une seule façon de sortir de la crise. "

Dans le contexte de la transition climatique et de la sobriété énergétique, constatez-vous des comportements que nous avons encore en tant que citoyens qui sont des aberrations écologiques ou énergétiques, et dont on prendra probablement conscience dans quelques années ?

"Il est difficile de pointer un élément, mais je m’intéresse beaucoup en ce moment à ce qui est de la "post-croissance", et je prends l’exemple de la publicité. Je pense par exemple que si demain on arrêtait la publicité, cela aurait un impact important sur notre façon de consommer. Sans rentrer dans un débat, on est poussé à toujours consommer plus car le système fonctionne comme cela. Mais le problème est qu’on n’a pas encore prouvé de manière durable, globale et avec une intensité suffisante que l’on peut découpler notre consommation de biens et services de notre consommation d’énergie. Dès lors, des périodes comme Black Friday ou Noël où on nous pousse à offrir des cadeaux matériels me gênent parce qu’en fait, personne n’a réellement besoin de ça. De mon côté, j’ai choisi d’offrir soit des expériences plutôt que des biens matériels, soit des cadeaux en deuxième vie et je pense que c’est une direction qu’on devrait prendre. Je sais qu’on va m’attaquer quand je dis cela, mais je trouve qu’on gâche beaucoup d’efforts qu’on fait par ailleurs à travers le consumérisme. Et peut-être qu’on y arrivera en rendant "cool" le fait d’offrir autre chose qu’un cadeau purement matériel."

 

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Êtes-vous optimiste, réaliste ou pessimiste pour l’avenir ?

"Françoise Bartiaux, sociologue et docteur en démographie que j’ai accueillie dans l’un de mes podcasts m’a inspiré un dicton de Gramsci, et je me permets de le modifier librement pour vous répondre : je suis pessimiste sur le constat, optimiste sur la volonté et réaliste sur ce qu’il faut mettre en œuvre."

Si vous pouviez formuler un vœu pour 2023, ce serait lequel ?

"Mon vœu en version courte est de changer de paradigme. Il faut passer au-delà du pouvoir d’achat, questionner son confort, comprendre que sa liberté s’arrête où commence celle des autres (en particulier ceux du Sud), investir dans les communs, coopérer… La liste est longue mais je pense qu’on comprend le sens."

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