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"Forains Forever" : entre internat et école buissonnière, la scolarité atypique des forains

Forains Forever

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C’est une petite roulotte toute à l’extrémité du Boulevard du Midi. La foire annuelle de la capitale bat son plein, mais ici, où les sonos des attractions ne se font presque plus entendre, ce sont les cris des enfants qui prennent le relais.

C’est l’heure de la sortie des classes dans cette minuscule école maternelle, tout ce qu’il y a de plus officiel. Une caravane scolaire qui suit, depuis une dizaine d’années, toutes les grandes foires du pays, au grand soulagement de Sasha, maman de deux enfants de trois et quatre ans, qui témoigne dans le troisième épisode du podcast Forains Forever.

"Pour moi, c’est super pratique. Pour eux, cela permet d’avoir une routine et d’être avec d’autres enfants. S’ils ne sont pas à l’école, ils sont avec moi au travail à la friture, puis à la caravane, puis au magasin. Ce n’est pas vraiment une vie d’enfant. Sans cette école, ils n’auraient pas une vie aussi structurée. Là, ils doivent se lever le matin, ils vont à l’heure au lit, ils ont une vie beaucoup plus "normale"."

L’internat dès cinq ans

Les plus petits forains ne vont donc pas à l’école, c’est l’école qui vient à eux. Mais quand arrive l’âge de l’école primaire, les choses se compliquent pour les forains qui sont sur la route au minimum huit mois par an. Les enfants prennent alors la direction de l’internat pour jeunes forains et bateliers.

Situé à Etterbeek, en Région bruxelloise, l’établissement "Tehuis" est unique à Bruxelles, et sans équivalent en Wallonie. Bien que l’enseignement et l’encadrement sont organisés en Néerlandais, les petits forains francophones s’y rendent aussi.

"La plupart des élèves sont même francophones. Après un an, ils parlent bien le néerlandais", explique Inès Muylaert, la directrice. Voilà sans doute de quoi expliquer que le monde forain est un des derniers bastions du bilinguisme en Belgique. "Sur les champs de foire, ils parlent les deux langues mélangées dans une même phrase", s’étonne encore Inès Muylaert.

J’ai beaucoup pleuré pour maman

A six ans, cinq ans même parfois, les jeunes forains doivent apprendre à vivre loin de leurs parents une bonne partie de la semaine. Les débuts sont souvent difficiles : "au début, j’ai beaucoup pleuré pour maman", se souvient Margot, aujourd’hui âgée de 11 ans. "Les retours de vacances sont aussi difficiles", ajoute Sanny Peetermans, la responsable de l’internat. "Ce sont des enfants très indépendants, très autonomes. Ils apprennent très vite à s’habiller, à faire les valises, etc."

Les valises, c’est justement le thème du jour. Comme tous les vendredis à 12h30, les parents viennent rechercher leur enfant. "Au début, mon petit cœur était serré", se rappelle Manon Claus en embrassant son fils Calvin. "Les premières semaines, on a le droit d’appeler le soir. On vous dit si ça s’est bien passé ou pas. C’est la fausse bonne idée. Ne surtout pas appeler", sourit Manon.

Du lundi au jeudi, les élèves ont 30 minutes de cours supplémentaire pour permettre de terminer plus tôt le vendredi, afin de s’adapter aux spécificités du monde forain. "Je dois aller ouvrir mon carrousel à Neder-Over-Hembeek. Certaines écoles ont fini à 14h30. Il ne faut pas que je rate ces sorties d’école. C’est la course du vendredi", conclut Manon.

L’internat pour enfants de bateliers et forains "Tehuis", à Etterbeek.
A l’internat "Tehuis", le vendredi est synonyme de retrouvailles avec les parents.

L’école de la vie dès 13 ans

La routine est bien rodée. L’internat des forains répond visiblement aux attentes et besoins spécifiques des parents. Pourtant, beaucoup de forains que nous avons rencontrés ont reconnu avoir abandonné, souvent très jeune, l’école en chemin : 12 ans pour Grégory Dotremont ("pas mon truc"), 13 ans pour Kevin Van Doorslaer ("j’ai commencé à travailler avec mon père"), et 15 ans pour Lily Delforge.

Lily Delforge, 15 ans, vient d’arrêter l’école pour se consacrer à son métier de foraine.
Lily Delforge, 15 ans, vient d’arrêter l’école pour se consacrer à son métier de foraine. © RTBF – Jérôme Durant

L’école, ce n’est pas vraiment notre trip

Derrière son stand de lancer de balles, Lily est tout sourire. A 15 ans, elle vient d’apprendre que sa demande pour suivre les cours par correspondance est acceptée. "C’est une bonne nouvelle. J’ai travaillé dur pour ça. C’est mon mérite pour arrêter l’école. L’école, ce n’est pas vraiment notre trip. Le plus important pour moi, c’est d’apprendre la vie foraine."

Dans sa démarche pour s’affranchir de l’obligation scolaire, Lily peut compter sur le soutien de son père Thomas Delforge. "Les enfants travaillent avec nous dans les stands. Cela a toujours été convenu qu’ils arrêteraient l’école dès que possible. Après, si quelqu’un veut changer de cap, on n’est pas contre. Nos enfants sont libres de faire ce qu’ils veulent. Mais c’est une question qui ne s’est jamais posée chez nous."

Cas isolé ou véritable tendance ? A en croire les responsables de l’internat "Tehuis", la désertion scolaire des forains est un constat de fond. "Les enfants terminent tous leur primaire. Après, cela se complique", résume Inès Muylaert. "Beaucoup arrêtent après la première ou deuxième secondaire. Surtout les garçons qui voient l’exemple de leur père qui travaille. Les filles continuent souvent jusqu’en sixième, en enseignement technique", explique la directrice.

"Pour les parents, ce sont des ouvriers bon marché", analyse Sanny Peetermans, la responsable de l’internat. "Je trouve ça triste car ces enfants sont très isolés. S’ils vont à l’école, ils peuvent entretenir des contacts en dehors du monde forain."

"A mon arrivée dans cet internat, ce fut un grand choc", enchaîne Inès Muylaert, active dans le secteur de l’éducation depuis plus de 20 ans. "D’habitude, les parents veulent que leurs enfants fassent mieux qu’eux, qu’ils aient un diplôme si les parents n’ont pas eu la chance d’étudier", conclut la directrice.

►►► Cet article est issu de la série de podcasts Forains Forever qui vous plonge dans les coulisses de la foire et de celles et ceux qui la font.

© Ozgurcan Kaya / Getty Images

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