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"Finlandisation" : cette notion particulière est-elle pertinente pour évoquer l’Ukraine ?

Image d’illustration. Un drapeau finlandais à Helsinki.

© Lehtikuva

Par Aurélie Didier et Eric Destiné

Depuis que la tension monte entre la Russie et l’Ukraine, un mot revient souvent : "la finlandisation". Tantôt présentée comme une possible porte ouverte vers une sortie de crise, tantôt évoquée comme un artifice qu’il ne faut absolument pas utiliser, cette notion de " finlandisation " pose questions. À quoi fait-elle exactement référence ? Pourquoi en parle-t-on autant quand on évoque les pourparlers autour de l’Ukraine ? Tanguy de Wilde, professeur de Sciences politiques et de Relations internationales à l’UCLouvain et Laetitia Spetchinsky, chargée de cours invitée à l’UCLouvain et spécialiste des relations euro-russes nous donnent les clés pour comprendre les subtilités et les limites de ce concept particulier.

Que signifie ce terme de finlandisation ?

Tanguy de Wilde : La finlandisation est une sorte de neutralité obligée en raison de circonstances géo-historiques. Le terme fait bien sûr allusion à la Finlande. Le pays avait combattu contre l’Union soviétique entre 1939 et 1940 mais il avait perdu la guerre et donc, après 1945, le pays a préféré composer avec le puissant voisin qui était devenu l’Union soviétique. La Finlande a préféré se déclarer neutre et conclure un traité d’amitié en plus avec l’Union soviétique. Donc le terme "finlandisation" est devenu générique et fait référence à un pays qui est forcé à une neutralité, qui ne peut pas entrer dans certaines alliances en raison de sa proximité avec un voisin puissant. Un voisin qui ne voit pas d’un bon œil que cet état puisse lui être contraire en rentrant dans une alliance.

Laetitia Spetschinsky : Le terme fait référence à la limitation de souveraineté qui a été imposée à la Finlande par l’Union soviétique dans ses choix stratégiques après la deuxième guerre mondiale. Cette option de la limitation de la souveraineté de la Finlande a été imposée pendant la période de la guerre froide. C’est donc en référence à cette période de contraintes externes, de tensions militaires permanentes entre les deux blocs qu’on retrouve cette notion de finlandisation. Donc on peut difficilement imaginer un parallèle exact quand on parle actuellement de l’Ukraine car nous ne sommes pas dans une situation de bloc à bloc, même si la tension qui est perçue est assez similaire à celle qui était celle de l’époque de la guerre froide.

Est-ce un scénario plausible pour l’Ukraine aujourd’hui ?

Tanguy de Wilde : La comparaison avec l’Ukraine est tentante mais elle a ses limites. D’abord la Finlande a préféré préserver sa souveraineté après une perte territoriale. L’Union soviétique s’était emparée à l’époque de la Carélie qui était une partie de la Finlande. On pourrait dire ici que, après avoir perdu la Crimée, l’Ukraine aurait la volonté de préserver ce qui lui reste de souveraineté en s’engageant à ne pas entrer dans une alliance. Ce n’est pas vraiment l’option qui est choisie par l’Ukraine parce que, au-delà de la perte de la Crimée, il y a aussi la situation de déstabilisation dans le Donbass, dans l’Est du pays. Contrairement à la Finlande de l’époque, la doctrine actuelle de l’Ukraine, c’est plutôt une volonté de récupérer le territoire perdu, c’est-à-dire la Crimée. Et pour ce faire, elle cherche plutôt des alliances. Donc, il n’y a pas de volonté de l’Ukraine de se "finlandiser". Mais il y a une volonté, du côté de Moscou, de facto, de voir une finlandisation de l’Ukraine, et aussi de la Géorgie. La finlandisation signifie bien plus le fait de ne pas entrer dans une alliance que le fait d’être neutre aux sens stricts.

Laetitia Spetschinsky : L’idée d’une neutralité imposée de l’extérieur par la Russie est une idée extrêmement sensible à bien des égards. La fin de l’Union soviétique a supposé l’émergence de la souveraineté ukrainienne qui a été confirmée par une série de traités à la fin de la guerre froide. Le but était d’ancrer cette souveraineté et l’intégrité territoriale dans le futur d’une Ukraine indépendante. Donc on est précisément en contradiction avec ces engagements-là. Ce n’est pas un scénario qui pourrait être choisi par l’Ukraine spontanément. C’est, cependant, quelque chose qui peut lui être imposé. Et puis on peut considérer aussi que ces engagements sur l’intégrité territoriale ou sur la souveraineté des Etats issus des démembrements de l’URSS sont déjà mis en cause puisque l’intégrité territoriale de l’Ukraine, comme celle de la Géorgie, sont déjà bouleversées. Si on demande : est-ce que l’Ukraine, elle-même, peut faire ce choix ? La réponse est non. Aucun Etat ne ferait librement le choix de placer ses décisions de politique étrangère et sa sécurité sous la contrainte ou sous la coupe d’un Etat extérieur, surtout quand cet Etat extérieur a été aussi celui qui a été l’élément dominant d’une politique de terreur pendant de nombreuses décennies.

D’autres scénarios sont possibles pour l’Ukraine en vue d’une sortie de crise ?

Tanguy de Wilde : Une sortie de crise est possible à partir du moment où les perceptions pourront changer. Aujourd’hui la menace est perçue à la fois du côté russe et du côté ukrainien. Du côté de Kiev, le fait que la Russie se soit emparée de la Crimée, agisse en sous-main dans le Donbass et masse des troupes à la frontière de l’Ukraine constituent une menace. Du point de vue de Moscou, à partir du moment où l’Ukraine indique vouloir récupérer le territoire perdu et, pour ce faire, indique chercher des alliés, le cas échéant l’OTAN, c’est perçu comme une menace. Donc pour espérer une forme de désescalade, il faut un changement des perceptions et indiquer de part et d’autre que la situation peut se stabiliser. Pour ce faire un dialogue direct est absolument nécessaire entre Kiev et Moscou pour discuter de ces questions-là.

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