Pour cette nouvelle saison, même si les moyens n’ont pas augmenté, l’envie est revenue de renouer avec le public et les créateurs ?
Je ne voulais plus faire ce choix du repli sur soi. Je me sentais en manque de rencontres et d’altérité à l’intérieur même du Théâtre Océan Nord. Je sentais que la perte de ces partenaires - porteurs de projets, metteurs en scène accueillis - allait me couper de quelque chose. J’aime qu’il y ait une transmission dans les deux sens, de moi à eux, étudiants et jeunes professionnels, mais aussi en sens inverse. Sans spectacles, notre projet allait perdre de ses forces.
Le dilemme sera donc désormais de choisir chaque saison entre une création à moi et l’accueil de spectacles. Mener les deux en même temps s’avère difficile. Or mon C.A. insiste pour que mes créations ne soient pas mises en danger. Pour cette saison, on en est donc arrivé à un compromis : des spectacles accueillis et aussi le maintien des ateliers professionnels (par Adeline Rosenstein). Les ateliers pour amateurs sont prévus de toute façon. C’est le jeune metteur en scène Jean-Baptiste Delcourt qui les assumera.
Votre saison a commencé avec la reprise de "Last Exit to Brooklyn" et elle se poursuit avec "Mouvements d’identité", un ensemble de trois spectacles qui sera inauguré ce vendredi. Comment est né ce projet et quel est son propos ?
Il est né de rencontres et de discussions, et à un moment donné, j’ai rassemblé trois projets en me disant qu’ils pouvaient créer une sorte de mouvement à trois têtes. Cela se cristallise principalement autour du rapport à l’Afrique que j’ai vécu ces dernières années, et d’autre part c’est lié à une sorte de partenariat avec Myriam Saduis qui m’a raconté des histoires autour de sa famille… Son père est tunisien et ses parents se sont séparés quand elle avait trois ans. Sa mère lui a interdit de revoir le père et a même francisé son nom arabe. Elle a donc aussi été coupée de la culture arabe. De nos nombreux échanges est née l’idée d’un projet de théâtre qui pouvait coller avec les deux autres, plus africains.
Je suis restée en contact avec deux comédiennes africaines qui ont joué dans "Le Songe d’une nuit d’été" (*). Aminata Abdoulaye, nigérienne d’origine, est une jeune femme très singulière. Sa famille est musulmane, son père polygame. A l’époque où je l’ai rencontrée, elle faisait ses cinq prières par jour, même pendant les répétitions, alors que par ailleurs elle incarnait, dans la pièce, une Helena très moderne, assumant qu’elle avait le droit de poursuivre un garçon, et ce paradoxe m’a toujours intéressée. Pourquoi ne pas en faire un projet théâtral ? C’est elle qui ensuite a demandé à Jean-Marie Piemme de lui écrire un texte parce qu’elle avait beaucoup aimé l’écriture de Spoutnik, la manière dont il s’était emparé de son autobiographie, avec distance, respect et émotion. C’est moi qui la mettrai en scène et qui ai réalisé les interviews à la base de ce monologue.
L’autre projet africain émane d’Edoxi Gnoula qui est burkinabé. Le festival des Récréâtrales à Ouagadougou s’accompagne maintenant d’un laboratoire qui donne une formation régulière. Elle a suivi là-bas un travail avec le metteur en scène Philippe Laurent et en est sortie bouleversée. Elle a écrit un texte sur sa situation d’enfant non reconnue par son père, qu’elle a voulu mettre en parallèle avec la révolution burkinabé. Et elle a demandé à Philippe Laurent de la mettre en scène.
L’important dans ces seuls en scène, c’est que ces trois femmes ne sont pas dans une revendication identitaire, mais plutôt dans un mouvement de transformation qui s’assume comme tel. Ce sont trois féministes, selon des modalités différentes, Aminata étant la plus complexe de ce point de vue. Toujours marginale dans sa famille, elle n’a pas perdu pour autant le contact avec sa culture. Elle se sent double et cela apparaîtra dans le texte de Piemme : l’une est au Niger avec sa famille et se conforme aux exigences de sa culture, et l’autre est ici. Dans ces trois projets, il y a deux axes : l’Afrique (de Nord ou de l’Ouest) et le féminin.
Votre saison a pour titre "Le monde a besoin de féminin". Quelle est votre position par rapport au mouvement "F. (S)" né il y a quelques mois en réaction à l’absence des femmes à la tête des institutions théâtrales ?
Depuis ma candidature au Théâtre National, je m’interroge. Et puis j’ai récemment découvert les chiffres : je fais partie des femmes qui gèrent 20% des subventions ! Je crois aujourd’hui que ça vaut la peine de se battre, ne fût-ce qu’en transmettant ces chiffres et ces réalités. Depuis toujours, sans le vouloir, j’ai programmé 50% de femmes. Cela correspond à la réalité : dans les sections de mise en scène, il y a plus de filles que de garçons. Je choisis les meilleurs projets. J’ai fait valoir cet argument à la ministre, parmi d’autres, mais sans succès … J’espère que ce mouvement va continuer. C’est le bon moment, il faut en profiter. En fait j’ai le sentiment d’une injustice, je ne me sens pas comprise ni reconnue, je sens une très grande indifférence.
(*) " Le songe d’une nuit d’été " de William Shakespeare, mise en scène d’Isabelle Pousseur pour le Théâtre National (2012)