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Festival d'Avignon : "The Sheep Song", la dernière création du collectif flamand FC Bergman

Les membres du collectif FC Bergman : Stef Aerts, Joé Agemans, Thomas Verstraeten et Marie Vinck

© Vincent Delbrouck

Le collectif anversois FC Bergman est de retour au Festival In d’Avignon. Cinq ans après le triomphe de Het Land Nod (Le Pays de Nod), ils y présentent The Sheep Song dont la forme comme le fond s’inscrivent dans la continuité de leurs précédentes créations. The Sheep Song est un théâtre d’images, sans paroles, une succession de tableaux envoûtants inspirés des primitifs flamands.

C’est l’histoire d’une métamorphose : celle d’un mouton (magistralement interprété par Jonas Vermeulen !) qui cherche, en dépit du prix à payer, à s’extraire de sa condition d’ovidé pour rejoindre la "grande famille de l’humanité". Avec cette fable animalière puissante, le FC Bergman nous livre une parabole sur la vie humaine, prise en étaux entre la crainte et le désir du changement. Le récit semble desservir une morale communautaire : rester avec les siens serait la seule source de bonheur possible… Après coup, on pense au conte de Christian Handersen La Petite Sirène. Ce dernier et The Sheep Song ont en commun la martyrologie de leur personnage respectif et l’échec de leur quête. Tous deux seront contraints de retourner à leur environnement d’origine.


A écouter aussi : "La Couleur des idées" au Festival d’Avignon : Vivre au temps des catastrophes 


 

THE SHEEP SONG
THE SHEEP SONG © Christophe RAYNAUD DE LAGE

Le mouton comme métaphore

Pourquoi utiliser la figure du mouton pour parler de l’homme ? Telle est la première question que nous poserons à Marie Vinck, membre du FC Bergman, dramaturge et comédienne sur The Sheep Song et qui, pour nous, a accepté d’endosser le rôle de porte-parole du collectif.

Le mouton est vraiment un symbole chrétien. Comme nous parlons de ce que signifie "être un homme", un être humain, nous ne pouvions pas parler de ça sans évoquer la chrétienté. C’est une des composantes importantes de notre choix mais il y a aussi le fait que le mouton est un animal très connoté : c’est un animal qui ne quitte jamais son troupeau, il symbolise la pureté, l’innocence mais aussi l’apeurement et la vulnérabilité. Toutes ces raisons nous ont poussées à penser que le mouton était une bonne métaphore de l’Homme.

La chrétienté sur le plateau

Dans The Sheep Song, la figure du Christ (et plus largement de Dieu) est omniprésente et multiple. Elle semble s’incarner lors d’une scène évoquant la Passion du Christ où le héros, après avoir été enduit de poix et de plumes, est porté sur un arbre déraciné en guise de crucifix. Dieu est aussi ce marionnettiste tyrannique à la barbe blanche. Alors que sa marionnette – sorte de Rocco Siffredi porté sur l’onanisme – cède à ses pulsions, il la punira sévèrement à coups de gourdins et de brûlures infligées par la morsure d’une cigarette, honnie car dangereuse (ce qui ne l’empêchera pas d’en prendre une généreuse bouffée, après tout Dieu est immortel !). Enfin, Dieu est peut-être cet homme mystérieux avec pour seul vêtement un voile rouge masquant son visage, qui ouvre le spectacle en sonnant le glas – une cloche suspendue au-dessus des spectateurs, annonciatrice de la fin des jours heureux baignés d’ignorance.

Une cruelle destinée

Dès le début de la pièce, les dés semblent jetés. Une machine à fumer est actionnée. Les rideaux s’ouvrent, dévoilant un véritable troupeau de mouton sur le plateau. A l’avant-scène, côté jardin, un berger encapuchonné joue du banjo (Frédéric Leroux). Cette scène bucolique est menacée par la présence de la fumée. Sur le tableau pastoral une ombre plane, noire, menaçante. L’orage n’est pas loin… Quand le berger quitte la scène, on remarque un mouton légèrement détaché du reste du troupeau, en arrière-plan. Son apparence diffère quelque peu de celles de ses congénères, il est plus gros, plus grand. Au prix d’un effort physique important, le mouton se redresse, se met en équilibre sur ses deux pattes arrière. Sa transformation est enclenchée, son odyssée peut commencer…

THE SHEEP SONG
THE SHEEP SONG © Christophe RAYNAUD DE LAGE

Un mouton humanoïde, des hommes bestiaux

Une fois debout, le mouton quitte sa campagne natale pour la ville. Alors qu’il apprend prudemment à marcher, sa route croise celle d’autres personnages qui s’avéreront être ces futurs bourreaux. Ceux-ci le dépassent, d’abord sans lui prêter attention puis en le dévisageant. Grâce à un ingénieux tapis roulant qui glisse de gauche à droite, ils viennent des deux côtés des coulisses. Ils figurent une foule ordinaire, une masse anonyme qui marche au pas. Cette sensation est accentuée par le fait que leur visage est couvert de voiles de gaze, gommant toutes caractéristiques individuelles. De son côté le mouton déborde d’humanité. Le jeu de ces oreilles, télécommandées par des membres du collectif, donne une dimension supplémentaire à l’interprétation de Jonas Vermeulen dont les gestes animent magnifiquement le costume de Joëlle Meerbergen.

Sur le plateau, la cruauté des hommes est illustrée : ils acclament la mise à mort d’un taureau, restent indifférents au sort du toréador blessé qu’accompagnera le mouton dans ces derniers instants. Les hommes menacent, intimident, blessent ceux qui diffèrent d’eux. Le point culminant de cette violence étant l’infanticide d’un bébé, mi-mouton mi-humain, fruit de la rencontre entre le mouton et une femme. Après cette perte, le père endeuillé conservera le corps de sa progéniture dans un bocal rempli de formol qu’il garde toujours à ses côtés.

"Ce mouton est confronté à des personnes qui n’acceptent pas sa transformation et qui donc se comportent de façon violente et cherchent à le blesser. Nous ne cherchions pas à donner une image du genre humain comme étant méchant et mauvais mais c’est important que l’on sente qu’ils sont effrayés par le changement, qu’ils ne peuvent pas le gérer et cherchent à le combattre. Le changement et la transformation sont des choses que nous désirons tous mais en même temps le changement est inhérent à l’existence humaine, cela peut-être très effrayant." explique Marie Vinck quand on l’interroge sur les comportements bestiaux de ces personnages.

THE SHEEP SONG
THE SHEEP SONG © Christophe RAYNAUD DE LAGE

Vivre dans l’absence de Dieu

Dans ses épreuves, le mouton n’est pas seul. L’homme mystérieux au drap rouge l’accompagne, l’aidant à se relever après un passage à tabac où il a été laissé pour mort. Mais à peine apparu le voilà qui disparaît, laissant de nouveau le protagoniste seul, en proie à la dureté du monde. The Sheep Song est bien une pièce sur la disparition de Dieu, de la foi et des difficultés qu’elle génère dans le quotidien des hommes. "Dieu est mort, nos églises sont désertées, l’être humain est perdu, mais l’art sauvera l’iconographie religieuse" écrit Erwin Jans à propos de The Sheep Song. Et en effet, cette iconographie est abondamment convoquée dans des images léchées inspirées de peintres primitifs flamands comme Van Heyck ou Hans Memlin. Sa présence figure aussi subtilement dans les couleurs chatoyantes des costumes et de la scénographie : le vert profond de la blouse des chirurgiens, le rouge sang d’une robe qui tourne, le bronze mordoré d’une toile de fond. Des couleurs qu’on retrouve chez le peintre Michäel Borremans. On ressent également l’inspiration de Jérôme Bosh au détour d’une scène de procession étonnante durant laquelle le mouton homme assiste à une réunion de créatures hybrides. Là, Pinocchio, le cafard de la Métamorphose, Michaël Jackson et la nymphe Daphné transformée en laurier se retrouvent assis en cercle de paroles dans une sorte de parodie des Alcooliques Anonymes.

THE SHEEP SONG
THE SHEEP SONG © Christophe RAYNAUD DE LAGE

Mouton noir, brebis galeuse

A la fin de la pièce, le mouton, harassé par tant de souffrances, retourne auprès des siens mais les autres moutons se détournent de lui… Brebis galeuse chez les hommes, le voilà mouton noir au sein du troupeau, condamné à la solitude. Si le propos de The Sheep Song peut laisser un poil sceptique, la pièce frappe par la force des archétypes, la précision des gestes des membres du FC Bergman et son univers inquiétant teinté d’onirisme porté par les lumières de Ken Hioco (superbe !). Une plongée dans l’histoire de l’art et les méandres de l’âme humaine.

Marie Vinck dans l’Info Culturelle, à 02’45

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