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Femmes de foot, femmes puissante, et femmes dangereuses?

Femmes de foot, femmes puissante, et femmes dangereuses?

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Par Valérie Piette, contributrice externe

Le symbole est fort et émouvant. Le moment est important. La presse relaie l’information et s’empresse de faire des recherches sur ce chant de supportrices. Les paroles sont toutes passées au crible. Il n’y est pas question de championnat, d’attaque, de défense et encore moins de football. Juste un chant féministe, né en mars 1971, coécrit par des militantes du MLF (Mouvement de libération des Femmes).

Nous qui sommes sans passé, les femmes
 Nous qui n’avons pas d’histoire
 Nous sommes le continent noir,
 Les femmes
 Brisons nos entraves
 Le temps de la colère est arrivé

Quelques jours plus tard, Morgan Rapinoe, emblématique capitaine de l’équipe des USA, brandit la Coupe du monde. Le maillot des joueuses américaines va pouvoir revêtir une quatrième étoile. La domination insolente des Américaines sur le football mondial a encore frappé et cette domination a bien un passé, elle a une histoire.

Né dans les collèges et universités anglaises du 19è siècle, le football est de fait d’emblée ancré dans une culture masculine, blanche et bourgeoise. Le succès est au rendez-vous et s’étend rapidement à l’Europe continentale dont la Belgique. Il passe bien des frontières et se propage au sein des classes ouvrières.

Mais le monde entier ne succombera pas au ballon rond. Loin de là. Le sport est un lieu puissant d’idéologies diverses. Il ne plait guère aux Américains car trop anglais, trop impérialiste, le sport de l’ancienne puissance coloniale. Et puis le baseball, le football américain et le basketball apparaissent comme des sports bien plus virils où la masculinité exacerbée peut à loisir se diffuser et se renforcer. Le soccer des Anglais n’est ni local ni viril. Il peut donc être laissé aux "autres" : les immigrés et les femmes. Sport de filles, le soccer leur sera laissé et pratiqué dans leurs écoles, tout comme dans certains pays asiatiques.


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Aujourd’hui encore au Canada ou aux Etats-Unis, il est difficile pour un garçon de jouer au soccer sans s’exposer aux moqueries, voire aux brimades homophobes que certains connaissent trop bien dans nos pays européens pour avoir osé franchir la ligne. Paradoxe de ce football transgressif pour les hommes sur le continent nord-américain car trop efféminé et tout aussi transgressif pour les femmes sur le continent européen car trop viril. Il y aurait sans doute de quoi sourire. Quoi qu’il en soit, jouer au football n’est pas neutre et menace les identités sexuées et sexuelles sans cesse réaffirmées. Mike Ditkat, un célèbre entraîneur de football américain, ne dira-t-il pas : " Si Dieu avait voulu qu’on joue au soccer, il ne nous aurait pas donné de bras " ?

Les Américaines se sont donc emparées de ce ballon rond et de plus, en 1972, grâce à un amendement interdisant toute discrimination basée sur le genre dans les établissements scolaires et universitaires, elles accèdent plus facilement à une élite sportive. Elles comptent aujourd’hui près de la moitié des pratiquantes du monde entier.

Les Européennes ont pourtant joué au football et ce, dès sa création. Des matches internationaux sont même organisés à la toute fin du 19è siècle. Certaines suffragettes anglaises y voient un sport intéressant pour les femmes et soutiennent la fondation d’équipes. Sport de plein air, le football prend donc place aux côtés du ski, de l’alpinisme puis de l’aviation ou du tennis, sports plus individuels où les femmes excellent alors et où elles sont plus ou moins tolérées.

Mais plus le football se répand et surtout se structure, plus les femmes vont en être exclues. Les arguments seront religieux, moraux et médicaux. Le football menacerait une future maternité. De plus, c’est un sport collectif donc peu féminin puisque la camaraderie et les émotions qui en découlent tout comme les troisièmes mi-temps sont du domaine réservé du masculin. Jouer en short un sport que les hommes ont investi massivement brouillerait les cartes des identités. Suspectées de ne plus être de " vraies femmes ", les femmes sont sommées de trouver d’autres sports plus décents. Le football féminin disparaît presque complètement des radars dans les années 1920. En Belgique, à l’instar de bien d’autres pays européens, les instances nationales du football interdisent le football féminin en invoquant des raisons médicales. La première vague de libération du football se ferme pour les femmes. Certaines continueront à jouer sans reconnaissance, sans équipement, dans une semi-clandestinité, survivant notamment au sein du sport travailliste.

Mais dans les années 60 et 70, en pleine deuxième vague du féminisme, le football renaît de ses cendres. La Belgique est à la traîne. Des médecins persistent à considérer le football comme un sport dangereux :

 Les femmes qui le pratiquent s’exposent à devenir stériles

L'effort constant réalisé en renvoyant le ballon avec les jambes provoque un déséquilibre hormonal et le développement des hernies

Elles risquent de recevoir des coups dans l’abdomen avec un risque logique d’atrophie des organes génitaux "[1].

Mais la pression internationale ainsi que de joueuses belges poussent le Comité exécutif de l’URBSFA (l’Union royale belge des sociétés de football association) à la fin de l’année 1970 à prendre en considération " ce problème " en permettant à des clubs de football masculins de créer des sections féminines. Subordonnées aux clubs masculins, ces joueuses, enfin reconnues comme telles (elles reçoivent une carte d’affiliation dont la couleur diffère de celle des hommes, elle est rose saumon) doivent néanmoins si possible ne pas jouer de manière virile. Un premier championnat se dessine. Le Comité débat du jour privilégié. Ce sera le samedi même si certains des dirigeants du football belge y sont opposés " puisque ces dames réservaient cette journée à leur séance hebdomadaire chez le coiffeur ". Mais elles tiennent bon et en 1972 on dénombre 2.500 joueuses officiellement inscrites, en 1973, le championnat de football voit le jour et la Coupe de Belgique se déroule pour la première fois en 1977.

Mais rien n’est acquis. Les autorités sportives belges ne soutiennent ce projet que du bout des lèvres, n’y investissent pas et préconisent des règles du jeu pour le moins très " féminines " :

- le ballon tout d’abord doit être le même que celui utilisé par les Minimes (joueurs de 12 ans),

- la durée ensuite : un match compte deux mi-temps de 35 minutes chacune, les corners enfin seront tirés depuis la limite du rectangle et aucune prolongation n’est envisageable.

De plus, l’arbitre devra être indulgent concernant les fautes de mains, les femmes devant se protéger la poitrine. Bref, déjà subordonnées aux hommes, les joueuses sont clairement assimilées à des enfants qui jouent à la balle. Il faudra du temps pour faire évoluer les choses, pour se faire accepter et reconnaître, pour combattre tous les stéréotypes dont le plus répandu étant celui de la perte absolue de féminité. Mais elles ont été de plus en plus nombreuses à transgresser la norme, à endosser leurs crampons [2].

Cet été, de grandes chaînes d’informations ont relayé les matches de la Coupe du Monde. Des jeunes filles ont pu s’identifier à Rapinoe, Henry, Renard, White, Bronze ,etc.  portant même fièrement le nom de leur nouvelle héroïne sur leur dos, et, l’air de rien, ce marketing de vente a sa part de progressisme. Quels sont les noms de femmes que nous avons pu afficher en rue, légitimant ainsi une reconnaissance, une passion et une identification ?

Cinquante ans après la création de l’Hymne des Femmes et cinquante ans après le début d’une bien maigre reconnaissance du football féminin en Belgique, alors qu’une nouvelle vague féministe bouscule la société, un pas de plus a été franchi dans la libération… du football. Mais ne nous y trompons pas. Rien n’est totalement acquis. Pour bien " vendre " une équipe de football, les joueuses doivent encore et toujours répondre de leur féminité, voire de leur sexualité. Assignées encore et toujours à être féminines et belles, elles doivent apprendre à ne pas trop transgresser : rouge à lèvres, cheveux longs, vernis sur les ongles (cette panoplie de la parfaite footballeuse) sont peut-être des accommodements nécessaires pour pouvoir jouer, pour se faire femme dans un monde d’homme. Montrer patte blanche en quelque sorte. " Des femmes puissantes mais pas dangereuses " soulignait très justement Tania de Montaigne[3]. Surtout pas.

 

Valérie Piette est professeure d’histoire contemporaine à l’Université libre de Bruxelles  et conduit depuis deux décennies ses recherches sur l’histoire des femmes, du genre et des sexualités.

 

[1] Le Soir, 3 décembre 1970, p. 14.

[2] L’histoire du football au féminin est encore en grande partie à faire en Belgique. Les paroles de l’Hymne des Femmes " Nous qui sommes sans passé, les femmes " résonnent encore y compris dans l’histoire du football. Quelques mémoires d’étudiant.es en histoire existent déjà pourtant. Citons notamment Alicia Léonis, Sport et genre. L’image de la footballeuse en Belgique dans les années 1970 et 1980, mémoire en histoire, ULB, 2014-2015.

[3] Tania de Montaigne, “Et si le foot féminin n’existait pas ?”, Libération, 7 juin 2019.

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