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"Femmes à abattre" : la première enquête journalistique internationale sur les féminicides politiques

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Par Camille Wernaers pour Les Grenades

Début mars sortaient sur Mediapart les premiers articles de l’enquête internationale "Femmes à abattre" qui s’intéresse en plusieurs volets aux féminicides politiques, c’est-à-dire à l’assassinat genré qui consiste à tuer une femme, parce qu’elle est une femme, pour la cause qu’elle défend.

A partir du travail de deux data-journalistes du collectif français YouPress, Rouguyata Sall et Hélène Molineri, l’enquête a comptabilisé 287 cas de potentiels féminicides politiques dans le monde. "Notre collectif a déjà travaillé sur différentes investigations concernant les violences faites aux femmes, par exemple le projet Zero Impunity en 2016 qui a démontré l’impunité du viol comme arme de guerre, notamment sous le régime de Bachar Al-Assad ou dans les prisons extra-territoriales américaines", explique Delphine Bauer, journaliste française qui a participé à l’enquête "Femmes à abattre".

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"Ce qui est intéressant avec le fait de travailler en collectif, c’est que l’on peut avancer sur des sujets d’ampleur, qui sont presque impossibles à investiguer toute seule. On a réfléchi à une nouvelle thématique à traiter et on s’est intéressées au sort des militantes écologistes, qui sont en majorité des femmes. On a rapidement pu raccrocher les wagons avec l’angle du genre car elles sont ciblées en raison de la cause qu’elles défendent, mais aussi parce qu’elles sont des femmes. Elles sont ciblées d’une manière spécifique, différente des hommes activistesIl y a vraiment cette volonté de les faire taire", analyse-t-elle.

"Une violence genrée pas prise en compte"

Les deux data-journalistes ont compilé et recoupé toutes les informations qu’elles ont pu trouver à ce sujet dans différentes langues à partir de bases de données existantes, d’articles de presse, et de documents judiciaires accessibles en ligne. "Parmi les 287 cas de féminicides politiques que nous avons recensés, 82 sont avérés. Cela ne veut pas dire que ce n’est pas le cas pour le reste, à propos de ces autres affaires, nous avons un faisceau d’indices suffisants qui nous permet de les qualifier de la sorte. C’est l’une des caractéristiques des féminicides politiques : il manque souvent d’une enquête judiciaire sérieuse. Tout va être fait pour discréditer la victime et dépolitiser son combat. On va remettre en cause sa moralité, en tant que mère ou en tant que femme. La dimension genrée de cette violence ne va pas non plus correctement être prise en compte", poursuit Delphine Bauer.

Les auteurs s’acharnent sur les corps pour faire passer un message. Il s’agit de faire peur à toutes celles qui voudraient reprendre le flambeau

L’importance de cette enquête journalistique réside en effet également dans son aspect novateur en mettant en avant l’aspect genré de ces actes. "Ce n’est pas souvent le cas, c’est un sujet encore trop peu traité et invisible, même si cela commence à avancer dans les institutions internationales. C’est un début de solution. L’ONU par exemple prend en compte l’aspect genré dans les attaques envers les défenseuses des droits humains. La Cour interaméricaine des droits de l’homme a également pesé en ce sens, en condamnant le Mexique et en demandant que soient pris en compte les biais de genre lors de ces enquêtes. Cette prise de position fait suite au féminicide politique de l’avocate mexicaine Digna Ochoa, qui a été présenté comme un suicide depuis des années", souligne Delphine Bauer.

Des femmes tuées pour "faire passer un message"

Autre caractéristique des féminicides politiques selon le collectif de journalistes : ce qu’on appelle l’overkill. "Cette notion désigne le fait qu’elles ne sont pas simplement tuées, elles sont sur-tuées. On va chercher à faire les faire disparaitre complètement : il y a de la torture et des mutilations sur leur corps, parfois après leur décès. Il y a des violences sexuelles aussi. Les auteurs s’acharnent sur les corps pour faire passer un message. Il s’agit de faire peur à toutes celles qui voudraient reprendre le flambeau. Ce sont des affaires très difficiles à traiter, aussi pour notre santé mentale en tant que journalistes", explique-t-elle.

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Le travail des journalistes montre que des féminicides politiques se produisent sur tous les continents. "Aucune partie du monde n’est épargnée, réagit Delphine Bauer. "L’Europe non plus d’ailleurs. La journaliste Anne-Laure Pineau a notamment écrit sur Jo Cox [députée britannique assassinée en pleine rue par un terroriste d’extrême droite en 2016, ndlr]. Il y a aussi l’activiste transgenre Vanesa Campos, tuée en France au bois de Boulogne en 2018, sans doute parce qu’elle y combattait un gang qui violait les travailleuses du sexe transgenres. Les femmes activistes sont aussi particulièrement visées en Colombie, par les narcotrafiquants, les guérilleros, etc. C’est l’un des pays qui ressort dans notre base de données."

C’est une vraie urgence démocratique, […] elles sont ciblées parce qu’elles ont un positionnement public, parce qu’elles représentent des citoyens et des citoyennes, qu’elles défendent des idées

Une enquête de la journaliste Sophie Boutboul concerne l’assassinat de l’activiste Elizabeth Ibrahim Ekaru, au Kenya. "Elle travaillait notamment sur l’accès à la terre pour les femmes, à l’héritage auquel elles ont pourtant droit et qui leur est refusé. De mon côté, j’ai travaillé avec une survivante de féminicide politique, Fatima Amiri en Afghanistan. Elle a subi une attaque collective dans une école de la part des talibans, qui visait les filles. Les talibans veulent les effacer de l’espace public, les confiner à l’espace domestique. De nombreuses femmes et filles sont entrées en résistance, expriment leur mécontentement", précise Delphine Bauer.

Dans d’autres médias

D’autres volets de l’enquête vont bientôt être publiés, notamment dans le média féministe français La Déferlante, ou encore dans les médias belges Apache et axelle magazine.

"Pour nous, il s’agit du prolongement de notre focus sur les féminicides, publié en décembre dernier", explique Sabine Panet, rédactrice en chef d’axelle, magazine féministe belge qui traite des multiples violences faites aux femmes. "Dans le cadre de ‘Femmes à abattre’, Nous publierons par exemple un article sur les réalités des femmes politiques en Belgique. C’est une vraie urgence démocratique, bien entendu comme n’importe lequel des féminicides, même les féminicides intimes, mais ici elles sont ciblées parce qu’elles ont un positionnement public, parce qu’elles représentent des citoyens et des citoyennes qu’elles défendent des idéesIl faut souligner que ce travail journalistique émerge grâce à des journalistes professionnelles de référence, reconnues et engagées, qui sont spécialisées dans les violences faites aux femmes. axelle, aussi en tant que collectif de femmes journalistes belges expertes de ces violences, nous suivons avec grand intérêt leur travail !"

Est-ce que l’enquête va se poursuivre dans le futur, si de nouveaux cas sont dévoilés ? "C’est une vraie question, répond Delphine Bauer. "Il y a les ressources humaines et les ressources financières. Travailler sur les féminicides politiques est épuisant d’un point de vue psychologique, mais il est aussi très compliqué de devoir travailler sur ce sujet presque bénévolement. En tant que journalistes indépendantes, nous devons aussi y penser, même nous avons vraiment envie de continuer à mettre au jour ces féminicides."

Si la poursuite de travail de recension n’est pas une certitude, une série documentaire pourrait cependant être créée à partir de ce travail d’enquête.

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