Que pensez-vous de ce qu’on appelle la "cancel culture" ?
Il y a quelque chose de violent dans la manière de déboulonner, d’effacer. Mais l’histoire du continent africain ne peut pas être écrite que par des vainqueurs. Je ne vois pas pourquoi la statue du général Faidherbe, "grand pacificateur de Saint-Louis", qui a pourtant été l’agent de la colonisation, qui a pillé des villages, coupé des têtes, trônerait avec l’inscription "la nation sénégalaise reconnaissante". Être reconnaissant envers son bourreau ? C’est problématique. Il faut être sérieux. On ne peut pas glorifier celui qui a été l’agent d’une violence extrême contre nous. Ces statues-là doivent disparaître de l’espace public, mais pas de l’Histoire : on la trouve dans les musées, dans les archives, les bibliothèques.
De quelle collaboration parlez-vous quand vous dites : "nous ne devons plus collaborer à notre propre asservissement" ?
Tous les processus de domination fabriquent du consentement. Il y a les asservissements internes : nos dictatures, nos mauvaises gouvernances, nos élites corrompues. Et les externes : les inégalités qui viennent de l’ordre international avec le néocolonialisme, l’impérialisme qui se poursuit… La lutte est sur ces deux fronts, internes et externes.
Comment qualifier la période qui a suivi la colonisation ?
Nous avons subi des injonctions civilisationnelles. On nous disait que nous sommes "sous-développés." Or une plante se développe ! Une photographie aussi ! Or ériger une forme comme étant la seule valable, c’est d’une pauvreté absolue. Si on intègre au plus profond de sa psyché qu’on est en retard… on en oublie d’être à la hauteur de ses propres singularités. Le progrès est une belle idée. Mais la question est : que met-on dedans ? Il y a des progrès matériels, mais aussi des progrès relationnels. Il faut sortir de la vision extractiviste de l’économie qui est la nôtre et de ce rapport violent aux corps sociaux.
Vous dites que le continent africain est caractérisé par une économie relationnelle… C’est-à-dire ?
L’économie relationnelle produit d’abord de la relation, avant un échange quantitatif. Au Sénégal, par exemple, au marché, le prix n’est pas étiqueté. Vous commencez par marchander. Vous créez une relation, et à partir de ce moment-là l’échange se fait. On crée du capital confiance. C’est une manière de ne pas désenchâsser l’acte économique de l’échange social. Les multinationales commencent à le comprendre – mais de leur côté, c’est juste un outil supplémentaire pour faire du profit.
Quel chemin doit encore parcourir l’Afrique sur le plan de l’écologie ?
Les gouvernements, dans leur désir de rattraper les industries du Nord, disent : "Nous aussi, on a le droit de polluer !" Souvent, ils ne mettent donc pas au cœur de leurs politiques la question écologique. Et pourtant, dans la manière d’être du continent, on a ce que j’appelle "les écologies premières" : les communautés rurales ont articulé des relations intelligentes entre des collectifs d’existants, animaux, végétaux… C’est une écologie intéressante mais qui n’est pas théorisée.
L’Afrique est le continent qui émet le moins de gaz à effet de serre, moins de 5%. Et pourtant, elle est parmi les premières victimes du changement climatique et dans chaque COP, on se fait berner. C’est un commerce de dupe, COP après COP. Il faudrait une révolution écologique qui vienne de la part des élites africaines. On peut mettre en place des économies vertes. Nous ne sommes pas les plus industrialisés, c’est-à-dire qu’on peut faire différemment, on peut encore inventer, bifurquer. En Europe, il faudra fermer des espaces pour en ouvrir d’autres. Alors que sur le continent africain, on n’a pas à fermer : il y a une vraie opportunité pour être des gens qui guidons cette révolution écologique.
"L’Afrique redeviendra le poumon spirituel du monde", écrivez-vous. Ce serait une bonne nouvelle ?
Lorsqu’on regarde les cultures africaines, j’ai l’impression qu’elles mettent la spiritualité au cœur de leur rapport à la réalité. Pourquoi vivons-nous ensemble ? Dans quel but ? Il me semble que la beauté, la poésie, l’harmonie, le sublime, la paix intérieure… sont des fins que l’humanité partage tout entière !