Mobiliser la figure du "monstre", c’est particulièrement contreproductif, selon nos interlocuteurs. "Appeler des pédocriminels des monstres, c’est une façon de prendre de la distance avec eux, dire qu’ils ne font pas partie de mon humanité, c’est une façon de nier le problème", partage Isabelle Aubry. L’agresseur "lambda" ne s’identifiera pas forcément à cette figure non plus, or, "pour qu’il puisse se réinsérer, il faut qu’il reconnaisse sa culpabilité".
"On diabolise, on voit des monstres un peu partout dès qu’on parle d’infractions à caractère sexuel impliquant des mineurs, alors que ce n’est pas le cas. Le terme perversion est souvent utilisé mais le fait de commettre un abus ne veut pas dire qu’on est un pervers. Ces termes ajoutent du sensationnel", renchérit Julien Lagneaux, de l’UPPL. Qui souligne que l’effet d’une stigmatisation à outrance peut aussi être contreproductif pour les auteurs en contribuant à les isoler et en rendant leur réinsertion plus difficile. Or, "quand on rend plus difficile une reconstruction, vous entraînez un risque de récidive, de rechute, dans ce domaine ou un autre", souligne Marjorie Culot du parquet de Bruxelles.
Pour éviter une stigmatisation contre-productive, Julien Lagneaux estime aussi qu’il vaut mieux parler des actes que d’accoler une étiquette sur la personne, que ce soit celle de pédophile (si elle est utilisée en dehors du cadre diagnostique), de pédocriminel, d’agresseur sexuel, de violeur ou d’abuseur. "C’est comme si l’homme qui a commis un abus n’était que ça. Alors que souvent c’est isolé. Il vaut mieux parler des actes. Ce n’est pas son identité", défend-il. Pour cette raison, il préfère le terme juridique d’"auteur d’infraction à caractère sexuel" (AICS) à l’encontre d’un mineur.
Un terme et un sigle qui rebutent les associations de victimes, pour qui le mot auteur est en outre connoté positivement, et qui recommandent plutôt l’emploi de pédocriminel, agresseur sexuel ou le cas échéant, parent incestueux. A noter que le terme "victime" tend aussi à essentialiser la personne alors que son identité ne se restreint pas non plus à ce qu’elle a subi comme violences sexuelles (d'autres termes sont d'ailleurs régulièrement employés, notamment par les associations).
Abus sexuel : un abus de langage ?
Venons-en à cette autre expression, extrêmement commune : "abus sexuel". Quand on y réfléchit, on peut se demander si là encore ce choix n’euphémise pas une réalité plus pénible. On peut abuser de chocolat… Ou pour prendre un exemple négatif, on peut abuser de la confiance de quelqu’un. Mais cette idée de "trop" ne s’applique pas de la même façon quand on parle d’actes sexuels sur des enfants (ou sur des adultes non consentants d’ailleurs) : il n’y a pas un seuil en dessous duquel ce serait acceptable.
Un avocat parisien, Jérôme Rousselle, s’est penché sur cette expression (à lire dans Libération). Il souligne que selon ses observations, on l’emploierait davantage quand on parle de faits concernant des enfants et il s’interroge : "Pourquoi, pour des faits et des qualifications pénales identiques, réserver aux victimes mineures le terme d’abus sexuel quand une personne majeure se voit présentée comme victime d’une agression ou d’un viol ?"
Pour expliquer cette différence de traitement, il avance l’hypothèse qu’il y aurait un amalgame entre l’infraction sexuelle et les circonstances (abus d’autorité) ayant permis cette infraction : "L’abus d’autorité, qu’elle soit parentale, morale ou professionnelle, parce qu’elle permet la proximité avec le mineur et l’obtention de la confiance de celui-ci, se trouve confondu et englobé dans la notion erronée d’abus sexuel."
La réflexion sur la dimension euphémisante pourrait être la même pour les termes "attouchement" ou "caresse inappropriée" quand on parle en fait d’agression. Au niveau judiciaire, "abus sexuels" comme "attouchements" ne sont par ailleurs pas utilisés, quel que soit l’âge de la victime : on parle de viols ou d’attentats à la pudeur, expression qui sera remplacée dans le nouveau Code pénal sexuel par celle d’"atteinte à l’intégrité sexuelle", signe là encore d’une évolution dans la façon dont la société considère ces faits.
A noter que pour les victimes elles-mêmes, des mots euphémisants peuvent être plus faciles à prononcer. "Pour la victime c’est dur d’utiliser les vrais mots, elles ont du mal à prononcer le mot "viol", un peu comme si elles n’étaient pas légitimes dans leur plainte. Et pourtant c’est la réalité quand elles expliquent ce qui s’est passé", explique Pascale Urbain de l’association "Brise le silence".
Quand j’ai une victime devant moi, elle peut utiliser n’importe quel mot, si elle veut parler d’abus sexuel parce que c’est plus facile que de dire viol… Mais dans les médias, appelons un chat un chat. – Pascale Urbain
Les mots justes en termes descriptifs peuvent être difficiles à s’approprier pour les victimes. "Ce qui est compliqué dans la pédocriminalité, c’est que très souvent, ils utilisent une manière insidieuse qui est de l’ordre de la manipulation et donc on ne voit pas toujours la violence physique, psychologique. Quand on est enfant on ne comprend d’ailleurs pas. Agresseur, c’est le terme le plus adéquat malgré tout", poursuit Pascale Urbain. "L’inceste, fondamentalement, c’est toujours une violence mais elle n’est pas toujours perçue comme telle", abonde Isabelle Aubry. "Si c’est une caresse qui entre dans l’intimité sexuelle de l’enfant, c’est une violence".