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Face au Covid, les médias peuvent-ils éviter le piège de la division ?

Ce 5 décembre, des milliers de manifestants ont marché dans les rues de Bruxelles contre les mesures prises par le gouvernement dans le cadre de la crise sanitaire.

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Par Un article Inside de Jérôme Durant, Journaliste à la rédaction Info

Au commencement, il y eut ceux qui respectaient les mesures, portaient bien le masque, contre les laxistes. Puis, assez vite, les jeunes guindailleurs, pointés du doigt pour manque de solidarité envers leurs aînés fragiles. Sans parler des Bruxellois, un temps fustigés pour être les mauvais élèves, quand les chiffres de la contamination se sont envolés dans la capitale.

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"Et maintenant, il y a les vaccinés contre les non-vaccinés", analysait il y a peu le sociologue Olivier Servais (UCLouvain) dans l’émission "Les Décodeurs" sur La Première. "La stratégie du bouc émissaire commence à s’éculer. On arrive un peu en bout de course. Les clivages se radicalisent. On est toujours en gestion de crise plus de 18 mois après le premier confinement. Tout le monde est épuisé, plus personne ne veut faire d’efforts. Cela révèle les tensions et les fractures beaucoup plus profondes de la société et cela m’inquiète beaucoup."

Revoir le débat des Décodeurs du 19 novembre 2021

"Sortir de cette logique binaire"

Depuis le début de la pandémie, les discours clivants sont bien présents dans la société comme dans les médias. Qu’on soit quidam, politique, professionnel ou expert, le contexte actuel d’exaspération n’encourage pas toujours une lecture nuancée de la réalité. On est pour ou on est contre. On s’indigne, on désigne, on accuse. Souvent.

Comment le discours médiatique pourrait-il dès lors être, lui, toujours nuancé ? N’entretient-il d’ailleurs pas lui-même les fractures ? Comment par exemple ne pas tomber dans le piège des "bons vaccinés et des mauvais non-vaccinés", comment "sortir de cette logique binaire", comme le formule le psychologue Olivier Luminet ?

Les médias n’ont-ils pas justement un rôle à jouer pour ramener de la complexité dans le débat public ?

Dans cet article, nous allons confronter l’avis de trois observateurs attentifs des médias et de la pratique journalistique. Ils partagent ici leur regard sur le récit médiatique actuellement porté par les professionnels de l’information ainsi que des pistes pour améliorer la qualité du débat public au travers des médias, la RTBF parmi d’autres.

Eloge de la nuance

Penchons-nous sur un reproche souvent adressé au travail des rédactions : celui de céder aux raccourcis en diffusant des informations simplistes, où tout est noir ou blanc, jamais gris.

Selon le sociologue des médias Grégoire Lits, cette tendance s’explique. "Pour raconter de l’information, l’un des principaux ressorts narratifs est de mettre en scène de la conflictualité", analyse le codirecteur de l’Observatoire de recherche sur les médias et le journalisme de l’UCLouvain. "C’est difficile de mettre des visages sur une pandémie. Cela devient plus facile si on raconte cela en identifiant des groupes sociaux (les jeunes, les non-vaccinés, etc.), dont certains sont présentés, à un moment donné, comme les mauvais de l’histoire de la pandémie."

Alors comment les rédactions peuvent-elles éviter de jouer un camp contre l’autre ? Comment remettre de la nuance lorsqu’il s’agit de raconter une société de plus en plus complexe et multiforme ?

Selon Julien Lecomte, auteur d’un essai intitulé Nuance ! La puissance du dialogue qui sortira en janvier prochain, c’est avant tout une question de formats. "Dans un JT par exemple, c’est très difficile d’expliquer des enjeux complexes lorsqu’un reportage fait deux minutes et qu’il faut donner la parole à plusieurs personnes. Quand bien même il y aurait une volonté de montrer la réalité, on peut tomber dans le simplisme."

Une voie d’issue consisterait donc, selon l’auteur, à oser le temps long dans les reportages écrits ou audiovisuels, en n’hésitant pas à repartir de la base, quitte à saucissonner les séquences ou articles. "Par exemple, dans les JT, on nous parle du vote d’une loi, de parlementaires, de gouvernements, en partant du principe que les citoyens savent comment cela fonctionne", estime Julien Lecomte, qui tient aussi un blog d’éducation aux médias. "Or, on est une minorité à savoir ce qu’est la Constitution, ce qu’elle contient ou le trajet d’une loi. Il y a des efforts de pédagogie qui sont faits, mais je pense qu’il faut aller plus loin."

Le cas particulier de la vaccination

S’il est bien un domaine dans lequel certains citoyens estiment que les médias manquent de nuance, c’est celui de la vaccination, y compris l’épineuse question de l’obligation vaccinale pour tout ou partie de la société.

Ce 7 décembre, 4000 à 5000 membres du personnel soignant ont défilé dans les rues de Bruxelles pour protester contre l’obligation vaccinale envisagée pour leur secteur.
Ce 7 décembre, 4000 à 5000 membres du personnel soignant ont défilé dans les rues de Bruxelles pour protester contre l’obligation vaccinale envisagée pour leur secteur. © Belga

Ainsi, Fabian B. écrivait récemment au service médiation de la RTBF : "Ce matin, sur la Première, j’entends parler “des antivax". Certes, nous avons tous envie de donner une information rapide mais la responsabilité est importante. […] Le souci me semble plus profond. Va-t-on un jour expliquer pourquoi certains ont peur d’un vaccin qui est toujours en phase test ?" interroge ce citoyen qui se dit "ému et inquiet".

Cette réflexion, nos trois observateurs la partagent. "Dans certains médias", observe Julien Lecomte, "il y a une caricature des antivax et des complotistes qui n’aide pas", car elle renforce la polarisation de la société.

Laura Calabrese, professeure d’analyse de discours de l’ULB, décèle aussi "des raccourcis dans la représentation du phénomène de la non-vaccination." Pour elle, les raisons sont multiples : "une confusion entre personnes non-vaccinées et discours anti-vaccin, une tendance à copier le langage des autres médias et une simplification des réalités sociologiques par manque de données, par la nouveauté du problème, par la temporalité de l’écriture journalistique".

A ces raisons plutôt systémiques, Laura Calabrese ajoute ensuite une raison liée à la position dans la société depuis laquelle la plupart des journalistes s’expriment : "Les journalistes sont aussi des personnes et des citoyens soumis à leurs propres conditionnements sociologiques, ils et elles font partie des classes moyennes éduquées et se positionnent par rapport à la question de la vaccination à partir de ce bagage culturel".

"Ce qui me frappe", poursuit Grégoire Lits (UCLouvain), "c’est que je n’ai pas vu de reportages allant vraiment à la rencontre de personnes non-vaccinées pour comprendre pourquoi elles ne le sont pas. On sait qu’il y a plein de raisons différentes, mais l’impression que les médias donnent de ce groupe des non-vaccinés, c’est que c’est un groupe homogène et assez irrationnel. Je n’ai pas vraiment vu de travail d’investigation pour déconstruire cette catégorie-là."

Vérification faite, la RTBF a tout de même réalisé des reportages de ce genre, comme cet article fouillé où notre collègue Africa Gordillo part à la rencontre de plusieurs profils de personnes non-vaccinées. La RTBF a aussi récemment proposé une émission spéciale sur la vaccination, dans le cadre de QR Le débat.

Mais soyons de bon compte : si une partie du public et les experts interrogés dans cet article-ci continuent d’avoir ce ressenti, c’est qu’il y a sans doute au moins un problème de proportion. Une question de format aussi sans doute, quand il s’agit d’info quotidienne, comme déjà évoqué. En tant que journalistes, il y a là matière à poursuivre la réflexion.


►►► À lire aussi sur la page Inside de la rédaction : La RTBF incite-t-elle à la vaccination ?


 

Des points de vue suffisamment variés ?

"Arrêtez d’être les porte-parole du gouvernement" : c’est une remarque citoyenne avec laquelle les journalistes de terrain doivent désormais composer. Une info nuancée implique notamment pluralisme, diversité et indépendance. Dans une société divisée, les journalistes auraient-ils choisi leur camp ?

Les médias dits traditionnels se contenteraient-ils dès lors de répercuter la communication des autorités politiques et sanitaires, sans filtre ni traitement ?

Nous nous sommes déjà penchés sur cette question il y a quelques mois pour Inside.

Aujourd’hui, selon nos observateurs avertis, il faut certainement distinguer deux périodes. "Pendant le premier confinement, les sources se limitaient à des personnalités politiques qui défendaient leur bilan et à une poignée d’experts triés sur le volet", estime Laura Calabrese (ULB), "mais les sources se sont diversifiées depuis."

Le 12 mars 2020, la Première ministre Sophie Wilmès tient la première d’une longue série de conférences de presse dédiées à la gestion de la crise sanitaire.
Le 12 mars 2020, la Première ministre Sophie Wilmès tient la première d’une longue série de conférences de presse dédiées à la gestion de la crise sanitaire. © RTBF

Même constat pour Grégoire Lits, qui y voit clairement un effet de la sidération qui a suivi les premières semaines de crise sanitaire. "Quand on était vraiment dans la grosse période de crise, analyse le sociologue des médias de l’UCLouvain, tout le monde était pendu aux conférences de presse qu’on regardait en direct. C’est ce qui a pu donner cette critique de ‘médias, porte-parole des politiques’. Avec le temps qui passe, je pense qu’on peut beaucoup moins faire ce reproche-là. Il y a beaucoup plus de place pour l’analyse, les reportages d’investigation."

De là à considérer que tous les avis de la société sont répercutés par les rédactions ? Certainement pas. Et ce n’est d’ailleurs pas souhaitable, à en croire nos experts.

"C’est une erreur de penser que toutes les voix peuvent être représentées dans les médias d’information professionnels", tranche la professeure Laura Calabrese qui invite à disqualifier les propos illégaux, trop éloignés du sens commun ou de l’intérêt général. "La critique du manque de diversité des sources vient souvent de secteurs très marginaux qui ne se voient pas représentés dans ce qu’ils appellent ‘les médias dominants’, comme c’est le cas des idéologues de l’anti-vaccination qui diffusent de la désinformation et qui, eux, ne diversifient pas du tout leurs sources."

Julien Lecomte pointe, lui, un paradoxe. "Donner la parole à des radicaux opposés", estime l’auteur, "cela ne nourrit pas la diversité. Les plus extrêmes utilisent des stratégies qui sont souvent de mauvaise foi. Qui dit le plus souvent qu’ils sont muselés, qu’on ne les entend pas ? Ce sont les plus extrêmes, les plus radicaux, et parfois même ceux qu’on voit le plus dans les médias. En France, je pense à Le Pen et Zemmour."

Journalistes, tous pourris ?

Si les journalistes doivent faire preuve de discernement et de nuance, c’est aussi le cas du public lorsqu’il juge le travail des rédactions. "Oui, mais vous les journalistes…" "Avec les médias, c’est toujours pareil !" Ce genre de remarques de citoyens sur le terrain, les journalistes ont dû s’y habituer.

"Libération, ce n’est pas BFM, pour prendre un cas français", estime Julien Lecomte, "il y a aujourd’hui une rapidité à faire une généralisation qui nourrit des approches simplistes", estime-t-il. Pour prendre l’exemple du financement : "il y a un imaginaire collectif assez naïf de l’ordre de ‘dis-moi qui te finance, je te dirai qui tu es’. La question des financements est importante, mais c’est réducteur de voir tout sous ce prisme."

"Impossible de faire un diagnostic sur "LES médias"", enchaîne Laura Calabrese, "il y a "DES médias" et à l’intérieur de ceux-ci, des journalistes qui ont des manières différentes d’aborder la question". Cette nuance-là n’était sans doute pas inutile.

►►► Cet article n’est pas un article d’info comme les autres… Sur la page INSIDE de la rédaction, les journalistes de l’info quotidienne prennent la plume – et un peu de recul – pour dévoiler les coulisses du métier, répondre à vos questions et réfléchir, avec vous, à leurs pratiques. Plus d’information : là. Et pour vos questions sur notre traitement de l’info : c’est ici.

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