Aimer une chanson est une notion bien subjective. Le concours Eurovision de la chanson s'essaye pourtant, chaque année, à désigner le meilleur tube européen parmi les 26 pays sélectionnés pour la grande finale.
Et, chaque année, nombreux sont les observateurs qui voient derrière les votes des jurys nationaux et la victoire de tel ou tel pays des manœuvres politiques ou encore des symboles de tolérance ou de paix. On se souvient notamment de Conchita Wurst, drag queen à barbe, lauréate autrichienne de l'édition 2014. Thomas Neuwirth, de son vrai nom, était alors apparu comme un symbole de la cause LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres).
Ce samedi, l'Ukraine l'a emporté. Jamala, 32 ans et Tatare originaire de Crimée, chantait "1944", un titre évoquant la déportation de son peuple par Joseph Staline dont son arrière-grand-mère fut victime. Le "Sürgünlik", tel qu'ils nomment dans leur langue cet événement tragique, a marqué des générations de Tatars, dont nombre d'entre eux n'ont jamais pu regagner leurs terres. D'autres y sont néanmoins parvenus, dès 1991, après la chute de l'URSS.
Annexion, puis perquisitions, passages à tabac...
Ce douloureux souvenir fut ravivé en mars 2014 avec l'annexion de la Crimée par la Russie. Les quelque 300 000 Tatars de la péninsule de la mer Noire sont alors la cible de perquisitions : institutions religieuses musulmanes, entreprises, domiciles... La communauté est directement visée par les forces de sécurité, selon un rapport publié en octobre 2014 par le Conseil de l'Europe, évoquant de "graves violations des droits de l'Homme".
Amnesty International pointera plus tard "les nombreux enlèvements de militants et passages à tabac de membres de la communauté tatare". En février 2016 encore, le Parlement européen tape à nouveau sur le clou, dénonçant "les violations des droits de l'Homme d'une gravité sans précédent", particulièrement contre les Tatars.
Le mois dernier, la Russie qualifiait "d'organisation extrémiste" l'assemblée des Tatars de Crimée, une structure représentative de la communauté. Deux semaines plus tôt, toutes leurs activités avaient d'ores et déjà été interdites.
"C'est la politique qui a battu l'art"
Dans ce climat, la victoire de Jamala devant des millions de téléspectateurs d'Europe et du monde n'est évidemment pas au goût de la Fédération de Russie, même si elle ne le dira pas officiellement. Sur la chaîne publique russe Rossiya 1, les commentateurs ont félicité la chanteuse, sans évoquer une seconde les Tatars de Crimée, mais préférant se cantonner à préciser que le morceau parlait "de ses proches", écrit La Croix.
Mais, preuve en serait que l'Eurovision prend parfois des allures de champ de bataille indolore, des responsables russes ont déploré, voire dénoncé, une victoire "politique", au détriment de la chanson. "Ce n'est pas la chanteuse ukrainienne Jamala et sa chanson '1944' qui ont remporté l'Eurovision 2016, c'est la politique qui a battu l'art", a ainsi déclaré le sénateur Frantz Klintsevitch, rapporte Le Figaro. Ce représentant de Russie unie, le parti au pouvoir de Vladimir Poutine, appelle même au boycott de l'édition 2017 par son pays.
Konstantin Kossatchev, président du comité des Affaires étrangères du Sénat russe, évoque pour sa part une victoire où "la géopolitique a pris le dessus" et qui compromet aujourd'hui le processus de paix dans l'Est de l'Ukraine. "Pour cette raison, l'Ukraine a perdu (...). Ce dont l'Ukraine a besoin, de manière vitale, c'est de paix. Mais c'est la guerre qui a gagné."
Des votes partiaux ?
Mais cette victoire musicale ukrainienne n'est finalement que le résultat des votes. Ceux des téléspectateurs et ceux des jurys nationaux, avec un nombre de points équivalent. Et, si les votes des premiers sont difficilement interprétables, la distribution des fameux "twelve points" par les jurys est bien souvent sujette à commentaires.
Et ce cru 2016 n'a pas fait pas exception. L'Ukraine peut apparaître comme un champion désigné par plusieurs pays pour contrer, comme par un acte diplomatique, le favori russe de ce concours musical.
La Géorgie lui a ainsi attribué douze points. Ce pays empêtré dans un conflit avec le géant russe depuis 2008 avait qualifié "d'annexion" la reconnaissance de l'indépendance de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie, deux territoires géorgiens séparatistes qui comptent aujourd'hui plusieurs bases militaires russes.
Même réaction du côté de la Moldavie, privée depuis 1991 de la Transnistrie. Le gouvernement de cette région séparatiste avait fait part de son souhait de rejoindre la Fédération de Russie après le référendum tenue en Crimée en 2014.
Une autre interprétation est possible vis-à-vis des "twelve points" polonais ou encore letton, ainsi que de l'absence de votes pour la Russie de l'Estonie et de la Lituanie. Ces voisins de la grande Russie n'ont cessé depuis le début du conflit ukrainien de dénoncer les manœuvres russes à leurs frontières.
La Pologne réclamait la présence de l'OTAN sur son sol, tout autant que les États baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie) qui doivent faire face à de fréquentes incursions d'avions russes dans leur ciel alors qu'ils ne disposent pas d'avions de chasse. Des F-16 belges sont d'ailleurs en mission de protection de l'espace aérien en Estonie.
"Comment le jury européen a volé la victoire" du candidat russe
Vote stratégique à caractère politique ou véritable goût partagé pour cette chanson aux accents tatars ? Sans doute un peu des deux.
Le tabloïd russe Komsomolskaïa Pravda, lui, a tranché. Sur son site Web, il titre l'un de ses articles : "Comment le jury européen a volé la victoire de Lazarev (le candidat russe, ndlr)". Ce journal, distribué à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires, va jusqu'à réclamer l'annulation des résultats en raison du contenu "politique" de la chanson ukrainienne.
C'est aussi cela, le concours Eurovision de la chanson... et de la politique étrangère.