Dans le troisième et dernier volume de son autobiographie, l'autrice américaine Deborah Levy poursuit sa réinvention littéraire.
Écrivaine britannique assez peu traduite en français, Deborah Levy s'est fait un nom l'année dernière dans le monde littéraire francophone avec la publication jointe de "Ce que je ne veux pas savoir" et "Le Coût de la Vie". Ces deux petits volumes, l'un couvert de bleu l'autre de jaune, ont saisi le lectorat par leur approche singulière de l'autobiographie, et séduit le jury du Femina qui leur a attribué le Prix étranger. Rien d'étonnant donc à ce que la publication du troisième opus soit à nouveau un événement. Traduit en français par Céline Leroy, "État des lieux" est une pierre supplémentaire à "l'autobiographie en mouvement" de Deborah Levy qui confirme tout le bien qu'on pensait de l'autrice.
En mouvement (ou "living" dans sa version originale) semble la parfaite manière de décrire cette autobiographie qui n'a de cesse de nous entraîner d'un pays à l'autre et d'idées en idées. Toute rencontre, tout événement est un prétexte à prendre la tangente, à nous faire emprunter son cheminement intérieur. Un passage sur l'île grecque d'Hydra, où Leonard Cohen a vécu, lui évoque la chanson "So Long, Marianne", ce qui l'amène inévitablement à parler de son ex-mari. La présence d'une douche dans un café à Berlin lui fait momentanément penser aux personnes de sa famille mortes à Auschwitz. Nourriture, philosophie, littérature et diverses références ricochent les unes contre les autres dans sa prose mordante, savoureuse et stimulante.
Malgré tous ces mouvements, le livre s'articule autour de son désir de s'ancrer. Avec la liberté d'imagination qui la caractérise, l'autrice, dont la vie n'a été que remous ces dernières années, se projette dans des maisons, ou plutôt des foyers, dont elle serait la propriétaire. Dans la lignée de Virginia Woolf et sa "chambre à soi", la question immobilière se mêle aux enjeux du féminisme. À propos d'un auteur particulièrement odieux rencontré lors d'une soirée, elle note : "La vérité c’est qu'il envisageait toute écrivaine comme une locataire sur ses terres."
Quel rôle peut occuper dans le monde un personnage féminin de 60 ans comme elle, alors que la fiction ne lui laisse pas beaucoup de place ? À l'instar des volumes qui le précèdent, “État des lieux” est une manière pour l'autrice de se réapproprier sa vie et son identité. Mais c'est aussi une réinvention, dans laquelle elle se permet grâce à un je ambigu (s'agit-il vraiment d'une autobiographie ?) de se créer un personnage mouvant, qui n'a de cesse de se transformer. Le livre est le dernier de la trilogie, mais il n'est pas difficile d'imaginer cette autobiographie en mouvement se poursuivre sur plusieurs volumes supplémentaires, qu'on lirait avec plaisir.