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"Et si vous nous disiez la vérité sur la guerre en Ukraine" : quelle influence de l'OTAN sur les journalistes?

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Par Thomas Dechamps, journaliste à la rédaction RTB Info, pour Inside

Ces 28, 29 et 30 juin, ce sera le 32e sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, plus connue sous le nom d’OTAN.

Une réunion qui n’en reste pas moins exceptionnelle car ces sommets, plutôt que d’être programmés à intervalles réguliers comme pour d’autres organisations internationales, se tiennent souvent à des moments clés de l’évolution de l’Alliance. Pour cette raison, la RTBF, comme un très grand nombre de médias, couvrira l’événement.

D’autant plus que ce sommet n’est que le second à se tenir dans le contexte particulier de la guerre en Ukraine. Celle-ci y occupera l’essentiel des discussions car, vous le savez sans doute, l’OTAN, bien que n’étant pas officiellement partie prenante du conflit, soutient fortement les forces armées de Kiev et condamne sans réserve l’intervention russe. Ajoutons que la Belgique est membre de l’organisation et qu’à ce titre couvrir ce sommet c’est, en partie, commenter les actions de nos propres dirigeants (le Premier ministre Alexander De Croo sera évidemment présent).

Voilà qui, pour plusieurs d’entre vous, soulève dès lors de nombreuses interrogations : est-il possible pour les journalistes issus d’un pays membre de l’OTAN de traiter de manière objective des actions de l’Alliance ? Et par extension, de la situation en Ukraine ? Sommes-nous partiaux dans notre couverture du conflit ? Celle-ci serait-elle différente si notre pays ne faisait pas partie de l’OTAN ? 


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"Tant que la guerre d’Ukraine dure, il ne serait peut-être pas inintéressant d’aborder la question de l’information en temps de guerre", nous suggère par courriel Léo. "La Belgique, en tant que membre de l’OTAN, est 'mobilisée', même si ce n’est pas une mobilisation formellement militaire. […] Si un journaliste voulait défendre le point de vue de Poutine contre l’OTAN, en aurait-il la liberté ?", se demande-t-il. Plus amère, Danielle nous a également interpellés : "Et si pour une fois vous nous disiez la vérité sur la guerre en Ukraine sans automatiquement prendre le parti pris de Zelensky et celui des Américains et de l’Otan ?". "Arrêtez de prôner la guerre même si ce sont nos gouverneurs qui en ont envie. Vous avez un devoir de nous informer avec justice, sans parti pris", termine-t-elle.

Petite précision : nous n’allons pas faire ici l’examen détaillé de la couverture du conflit en Ukraine par l’équipe Info de la RTBF. Ce travail a par ailleurs déjà été en partie réalisé par "Inside" dans les premières semaines du conflit. En réalité, nous nous interrogions dès 2018 sur la complexité d’informer sur la Russie. Ici, à l’occasion du Sommet de l’OTAN de Madrid et suite à vos nombreuses interpellations, nous avons voulu cette fois nous concentrer sur l’éventuelle influence que pourrait avoir l’OTAN sur le travail des journalistes en général. Voici quelques éléments d’analyse.

 

D’abord, il peut être utile de rappeler certains principes de base du métier de journaliste : l'indépendance par rapport aux autorités, le recoupement des sources, la confrontation des points de vue, le reportage de terrain, l'esprit critique et la liberté d'expression dans l'analyse des faits. "Ces principes, on les applique aussi bien sur notre politique intérieure que notre politique extérieure", souligne notre collègue du service International, Daniel Fontaine, qui s'est lui-même rendu sur le terrain en Ukraine, récemment. "Il faut rappeler que ces principes de base n’existent pas en Russie, où il n’existe aucun véritable contre-pouvoir. Tout en assumant que l'objectivité absolue n'existe pas et que l'on a un point de vue, qui est celui d'un média public belge francophone."

Chez nous, pas de censure sur les mots à utiliser, comme en Russie, où le terme "guerre" est banni au risque de poursuites. C’est un exemple.

Ceci posé, à quel type de discours sommes-nous confrontés du côté de l’OTAN ?

Discours de guerre

"Il y a toujours une lutte sur le narratif, chacun essaie de convaincre", observe Barbara de Cock, linguiste à l’UCLouvain et spécialiste de l’analyse des discours de guerre. "Particulièrement en cas de conflit, les différentes parties vont essayer de légitimer ce qu’elles font et de délégitimer l’adversaire. Et donc de faire passer un narratif qui permet cela", précise-t-elle.

Même constat du côté de Yannick Qéau, directeur du Groupe de recherche sur la paix et la sécurité (GRIP) : "Absolument, il y a toute une communication sur l’architecture de sécurité, sa légalité, sa conformité aux attentes des Etats-membres, etc. Il y a par exemple toute une communication qui vise à faire oublier qu’une alliance militaire n’est pas construite que pour la protection de ses Etats-membres et qu’en s’alliant contre une certaine menace on envoie aussi un message à d’autres acteurs", fait-il remarquer.

Cet argumentaire de l’OTAN sur la question de ses relations avec la Russie n’a d’ailleurs rien de secret, vous pouvez le retrouver en détail ici sur le site de l’Alliance : NATO – Topic : Relations OTAN-Russie : les faits. Un discours qui reposerait néanmoins sur des présupposés qui, eux, sont moins transparents selon le directeur du GRIP : il pointe notamment "l’affirmation d’un certain occidentalisme" (l’idée d’une unité naturelle et historique entre Europe et Amérique du Nord) et un "militarisme" dans lequel la priorité est toujours donnée à l’augmentation des budgets militaires, au détriment d’autres outils de sécurité collective.

En d’autres termes, l’OTAN ne serait effectivement pas exempte de "propagande" même si pour Barbara De Cock, ce terme est devenu beaucoup trop chargé de sens pour l’utiliser correctement, raison pour laquelle elle lui préfère celui de discours de guerre : "Le fait que l’OTAN parle de la guerre et se positionne par rapport à elle est plutôt logique puisque c’est une organisation militaire. Et c’est normal que l’OTAN puisse parler d’elle-même lorsqu’il y a une guerre en cours", tempère-t-elle.

Un discours qui peut d’ailleurs évoluer et n’est pas toujours uniforme au sein même de l’Alliance : "Certains Etats-membres vont pousser pour l’interprétation d’un certain narratif. On le voit par exemple à l’heure actuelle aux Etats-Unis, où on dit que le but du jeu c’est d’affaiblir durablement la Russie – ce qui a le mérite d’être honnête – alors que pour beaucoup d’Européens ce n’était pas la question. C’était plutôt : comment est-ce qu’on retourne à la table des négociations ?", décrypte Yannick Quéau. Ce dernier souligne néanmoins la difficulté pour les Européens de nuancer le narratif des Etats-Unis dans une organisation où ils restent l’acteur dominant. Sans compter que l’OTAN va avoir tendance à "mettre sous le tapis" les divergences internes, pour pouvoir présenter un discours d’unité.

Si l’OTAN avait tellement d’influence, il y aurait un alignement général des médias

Journalistes sous influence ?

Mais alors, quelle efficacité a ce discours de l’OTAN sur les journalistes de ses pays membres ? Une question qui dépasse en réalité de loin cette seule profession suggère Barbara De Cock : "Toute information qui nous parvient, nous l’interprétons forcément à partir de ce que nous connaissons et de qui nous sommes. Et en l’occurrence, nous connaissons mieux la perspective OTAN, parce que nous en faisons partie, que la prise de position russe". Selon elle, "ce n’est donc pas illogique qu’en Belgique, qui est membre de l’OTAN, beaucoup de gens se retrouvent plus facilement dans ce narratif". "Il y a une propension à se dire qu’on est du bon côté, qu’on a la bonne interprétation, qu’on est dans le bon camp et ça demande un effort de réflexion supplémentaire pour s’affranchir de cela", abonde Yannick Quéau.

Pour autant, il faut aussi prendre garde à ne pas surestimer le pouvoir d’attraction de ce qui n’est après tout qu’une organisation internationale parmi d’autres, prévient Jean-Paul Marthoz, vice-président de la division Europe/Asie Centrale de Human Rights Watch et membre du Comité pour la protection des journalistes : "Si l’OTAN avait tellement d’influence, il y aurait un alignement général des médias sur sa ligne officielle", commence-t-il. Or, "Je lis une vingtaine de médias sur la semaine, c’est vous dire, et je n’ai pas l’impression de me retrouver devant une espèce d’homogénéité de la couverture", avance cet ancien reporter de guerre.

Débats sur l’efficacité des sanctions, sur l’issue que pourrait avoir le conflit, sur les causes de celui-ci (et l’éventuelle part de responsabilité de l’OTAN), sur les moyens à employer pour y mettre un terme ou encore sur l’attitude à adopter face à Vladimir Poutine, etc. Autant de questionnements qui sont bien présents dans les colonnes de la presse européenne et internationale. Et qui reflètent d’ailleurs souvent bien plus des débats nationaux qu’une quelconque vision "atlantiste" selon Jean-Paul Marthoz : "En réalité, moi je suis surtout frappé de la relative invisibilité de l’OTAN dans le débat médiatique. Le secrétaire général intervient de temps à autre mais finalement il n’est pas tellement repris par les médias. […] S’il y a une ligne officielle, elle s’exprime plutôt via les chefs d’Etats et de gouvernements, me semble-t-il".

La presse américaine est beaucoup plus "va-t-en-guerre" que la presse européenne

Des points de vue très différents

Or, si, comme on l’a vu, les sommets de l’OTAN ont tendance à "mettre en sourdine" les dissensions internes, celles-ci sont tout de même nombreuses et transparaissent clairement le reste du temps dans les médias. En témoigne par exemple la couverture de l’hebdomadaire polonais Wprost du début du mois, qui accusait la France et l’Allemagne de "trahir" l’Ukraine. Ou, totalement à l’inverse, l’éditorial d’un célèbre journaliste britannique paru un peu plus tôt dans le quotidien The Observer, qui appelait l’Ukraine à considérer sérieusement l’abandon d’une partie de son territoire pour parvenir à la paix.

À gauche : la couverture de l’hebdomadaire polonais Wprost du 6 juin 2022. À droite : une capture d’écran de l’article original paru dans The Observer le 8 mai 2022 et titré "Se rendre n’est pas la même chose que la défaite – si une Ukraine plus forte éme
À gauche : la couverture de l’hebdomadaire polonais Wprost du 6 juin 2022. À droite : une capture d’écran de l’article original paru dans The Observer le 8 mai 2022 et titré "Se rendre n’est pas la même chose que la défaite – si une Ukraine plus forte éme © Tous droits réservés

Deux visions opposées que l’on peut facilement retrouver sur le site de l’hebdomadaire français Le Courrier International. Ses journalistes compilent et traduisent chaque semaine des articles du monde entier et ont donc une vue d’ensemble sur la couverture médiatique du conflit. Une position d’observateurs privilégiés qui nous a donné envie de prendre contact avec la rédaction française pour profiter de leur connaissance des médias internationaux.

"Evidemment que la presse russe, sans forcément applaudir tout ce qui se passe en Ukraine, parle d’opération spéciale (ndlr : depuis une loi russe du 4 mars, elle ne peut de toute façon plus utiliser le mot "guerre") et va plutôt dans le sens de leur gouvernement alors que la presse ukrainienne est plutôt une presse de résistance", pose tout d’abord Claire Carrard, la directrice de rédaction de l’hebdomadaire. "Pour le reste, je dirais que la presse américaine est beaucoup plus "va-t-en-guerre" que la presse européenne. Là c’est beaucoup plus nuancé", poursuit-elle, prenant pour exemples des éditoriaux italiens ouvertement pacifistes ou des articles allemands s’interrogeant sur les effets pervers des sanctions. "Pour les pays les plus proches de l’Ukraine, c’est encore différent", note la journaliste française. Dans ces pays, la question des réfugiés est centrale et le soutien à l’Ukraine est beaucoup plus marqué.

Beaucoup plus lointain, et surtout extérieur à l’OTAN, l’opinion publique japonaise et avec elle la presse nippone fait preuve de fermeté vis-à-vis de la Russie : "La presse japonaise suit avec beaucoup d’attention ce qui se passe en Ukraine parce qu’en Asie, la projection qui est faite sur l’Ukraine c’est vraiment celle de la Chine et Taïwan", souligne Claire Carrard. Un changement de ton radical dans un pays qui n’avait pas suivi les sanctions internationales lors de l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014. On pourrait aussi s’intéresser à la vision des médias du Moyen-Orient, où la comparaison entre le traitement réservé aux réfugiés ukrainiens et syriens dans nos pays a fait couler beaucoup d’encre… Ou encore au point de vue de certains médias du continent africain, où les questionnements portent beaucoup sur la part de responsabilité des Etats-Unis dans le conflit (plusieurs pays du continent entretiennent aujourd’hui des liens économiques et stratégiques étroits avec la Russie, un élément d’analyse parmi d’autres).

Ce rapide tour d’horizon – qui mériterait plus ample développement - montre en tout cas que les différences de points de vue sont loin de se limiter à la seule participation ou non à l’OTAN. Et s’il y a effectivement un relatif consensus dans les médias européens sur le fait que dans ce conflit il y a bien un camp qui est l’agressé et l’autre l’agresseur, pour Jean-Paul Marthoz cela tient plus à des considérations éthiques des journalistes qu’à une quelconque idéologie : "Il est facile d’y voir une couverture favorable à l’OTAN alors que, dans le fond, elle exprime autre chose".

"Dans ce cas-ci, je pense que la première chose qui s’est passée, c’est un sentiment d’indignation par rapport à l’attaque russe, d’identification vis-à-vis du sort des populations civiles ukrainiennes et tout cela n’est passé que très subsidiairement par un regard idéologique ou stratégique", juge-t-il. "La proximité avec une situation, le fait de partager plus de référents contribue à se retrouver un peu plus facilement dans un narratif ou un autre mais ça n’est heureusement pas une route directe et exclusive", nuance également la spécialiste des discours de guerre Barbara De Cock.

"Ce n’est pas 'propagande contre propagande'. C’est justement cela qu’il faut éviter", conclut de son côté Yannick Quéau. "Et ça ne veut pas dire non plus que les torts se valent de chaque côté. Il peut y avoir des torts du côté de l’OTAN, du côté des Etats-Unis, ce n’est pas pour autant qu’ils légitimisent l’agression que subit l’Ukraine", insiste le directeur du GRIP.

S’il faudrait toujours renvoyer nos dirigeants à leurs propres incertitudes et leurs propres erreurs, cela ne peut se faire en donnant la parole sans filtre à un autre discours de guerre, celui du gouvernement russe, bien réel lui aussi, et dont la nature n'est pas tout à fait comparable.


►►► Cet article n’est pas un article d’info comme les autres… Sur la page INSIDE de la rédaction, les journalistes de l’info quotidienne prennent la plume – et un peu de recul – pour dévoiler les coulisses du métier, répondre à vos questions et réfléchir, avec vous, à leurs pratiques. Plus d’information : là. Et pour vos questions sur notre traitement de l’info : c’est ici.


 

Pour aller plus loin, cet extrait de l’émission " Déclic " du 3 mai dernier dans lequel on entend l’envoyé spécial de Radio France Sylvain Tronchet aller à la rencontre des habitants de Belgorod, petite ville russe proche de la frontière avec l’Ukraine, pour entendre leur avis sur le conflit :

[Edit 25 juin 2022 : Nous avons ajouté le paragraphe sur les principes déontologiques de base, après la première publication - un rappel qui nous a semblé utile.]

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