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"Esclavage moderne", "mafia", "trafic de blouses blanches" : #Investigation enquête sur le recrutement d'infirmières à l'étranger

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Durant quatre mois, une équipe d'#Investigation a enquêté sur la pénurie d'infirmier.e.s en Belgique. Selon les experts, il en manquerait 20 000 à travers le pays. Puisque les hôpitaux ne parviennent plus à recruter ici, ils sont de plus en plus nombreux à se tourner vers l'étranger, notamment le Liban. Pour les trouver, ils passent par des agences aux pratiques parfois douteuses. Arnaques, pratiques illégales, contrats abusifs : assiste-t-on à un véritable trafic de blouses blanches?

Depuis plusieurs années déjà, les hôpitaux belges tentent de pallier leur pénurie d'infirmier.e.s en recrutant à l'étranger. En 2004, en Fédération Wallonie-Bruxelles, 5% des infirmiers étaient étrangers. En 2018, le chiffre avait déjà plus que doublé, atteignant les 13%. Mais depuis la pandémie, la tendance semble prendre encore plus d'ampleur. Erasme, Saint-Luc, Chirec, Jolimont, CHC : quasiment tous les grands hôpitaux recrutent des infirmier.e.s hors de nos frontières. 

Mais où vont-ils les chercher ? Historiquement, le Portugal ou encore la Roumanie avaient la cote. Aujourd'hui, le nouvel eldorado des hôpitaux belges, c'est le Liban. 

Le malheur des uns fait le bonheur des autres

Les raisons sont simples : le Français y est parlé couramment, mais surtout, le pays traverse une crise sans précédent. Depuis l'explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, le pays n'est plus que l'ombre de lui-même. En parallèle, la crise économique fait rage. Pénurie d'électricité, manque de médicaments, chute vertigineuse du cours de la monnaie : les habitants manquent de tout. Au Liban, depuis la crise, le salaire de l'infirmière a été divisé par dix, avoisinant à peine les 100 dollars par mois.

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Une situation dramatique, sur laquelle surfe la Belgique, mais aussi la France et les Etats-Unis. Tous profitent de l'occasion pour attirer les infirmier.e.s libanais.e.s dans les hôpitaux occidentaux. En deux ans, selon l'Organisation Mondiale de la Santé, un tiers des infirmier.e.s ont déjà quitté le Liban. Un exode des cerveaux que l'OMS qualifie d'alarmant. 

Ce n'est pas éthique ! C'est scandaleux.

La présidente de l'Ordre des Infirmières au Liban qualifie la situation de catastrophique pour le pays. "C'est scandaleux ! Tout ces pays profitent parce qu'ils savent que notre système s'écroule. Ils offrent de meilleures conditions. Malheureusement, on ne peut rien faire contre cela. C'est très scandaleux" dénonce Rima Sassine Kazan. 

En partant au Liban, l'équipe d'#Investigation va découvrir que ces départs ont des conséquences dramatiques dans les hôpitaux libanais. A l'hôpital Hôtel-Dieu de France, l'un des plus grands et des plus réputés du pays, 133 infirmières sur 500 sont parties à l'étranger. Conséquence directe? La fermeture d'une centaine de lits. Et pas dans n'importe quel service. 

"Au Liban, l'exode d'infirmières coûte des vies"

Le directeur de l'hôpital, Nassib Nasr, dévoile que tout le service de réanimation pédiatrique a été condamné. C'est là que sont normalement soignés les enfants et les bébés qui nécessitent des soins intensifs. Mais à cause de l'exode massif des infirmier.e.s, les petits lits sont désespérément vides. 

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"On se retrouve à devoir refuser les parents qui arrivent avec leur bébé parce qu'on n'a plus d'infirmières. C'est une situation dramatique et catastrophique. En hospitalisation, l'impact, c'est des vies" lâche le directeur de l'hôpital. En d'autres mots, des enfants meurent faute de pouvoir être pris en charge. 

La Belgique est en train de combler sa pénurie d'infirmier.e.s en créant une hémorragie là-bas. 

"C'est du trafic de blouses blanches"

Tout aussi interpellant, les hôpitaux belges n'hésitent pas à recruter au Liban via des agences aux pratiques plus que douteuses.

L'une d'elles est dénommée INN (International Nursing Network). Cette agence a recruté près de 200 infirmières libanaises en deux ans pour des hôpitaux publics et privés, tels que le groupe Chirec, le CHC à Liège ou encore Brugmann à Bruxelles.

Pour recruter via cette agence, les hôpitaux doivent débourser 10 000 euros par infirmier.e. Une coquette somme, censée couvrir les frais de procédures telles que l'équivalence de diplôme. 

 

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Mais Olivia (prénom d'emprunt), une infirmière libanaise engagée via cette agence, révèle qu'INN ne s'arrête pas à cela. Elle raconte avoir été escroquée par le directeur de l'agence. Il lui a demandé de débourser pas moins de 2500 euros pour son équivalence de diplôme, alors qu'en réalité, cette équivalence coûte 200 euros maximum. 

Pour moi, c'est une mafia ! 

"Il m'a aussi demandé de payer pour qu'il me trouve un travail dans un hôpital belge. En tout, il a voulu me soutirer 5000 dollars. Je n'ai jamais entendu dans le monde entier qu'on doit débourser 5000 dollars pour ce genre de démarches. Il abuse de la naïveté des gens. C'est un arnaqueur. Pour moi, c'est une mafia!"

5000 dollars, c'est l'équivalent de quatre ans de salaire pour une infirmière libanaise.

Et ce n'est pas le seul abus qu'#Investigation va découvrir. Habib (prénom d'emprunt), un autre infirmier libanais, dévoile les contrats qu'International Nursing Network fait signer aux infirmiers libanais envoyés dans les hôpitaux belges. 

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Ces contrats demandent entre autres aux infirmier.e.s de 

- parler tout bas

- travailler dans l'hôpital durant deux ans sous peine d'une amende de 15 000 euros

Et ils imposent aux femmes de : 

- ne pas tomber enceinte durant deux ans

Des contrats qui interdisent aux femmes d'être enceintes 

"Ces clauses sont honteuses, scandaleuses et illégales" dénonce Habib. "Une collègue à moi, embauchée via INN, m'a appelée un jour en pleurs en me disant qu'elle devait avorter. Elle était au bout de sa vie. Elle ne voulait pas faire cet avortement, mais elle disait ne pas avoir le choix. Elle avait peur que le directeur de l'agence ne la renvoie au Liban et ne lui fasse payer 15 000 euros d'amende". 

Habib dénonce un véritable climat de pression. "Pour moi, c'est du trafic de blouses blanches. C'est de l'esclavage moderne". 

Le directeur de l'agence International Nursing Network, Tony Dib, se défend : "Je sais que ce n'est peut-être pas juste, mais cela n'a jamais choqué personne. Ces clauses servent surtout d'avertissement. Si les infirmiers viennent à l'hôpital et repartent directement, comment mon business peut-t-il durer?" 

Et d'ajouter : "Si une femme tombe enceinte, elle ne pourra pas travailler pendant un an. Elle va être payée à ne rien faire!"

Le directeur de l'agence persiste et signe. Ces clauses servent ni plus ni moins à plaire aux hôpitaux belges, en leur promettant que les infirmier.e.s resteront deux ans minimum à l'hôpital. 

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"Ce que vous avez mis en évidence est choquant"

Mais les hôpitaux qui collaborent avec INN sont-ils au courant de ces pratiques? Les cautionnent-ils? 

Le CHC de Liège assure que non. "Je n'ai pas les mots. Ca me choque. Ca va totalement à l'encontre de nos valeurs" réagit Sakina Yildirim, directrice des Ressources Humaines. Elle l'avoue, ce qui l'a attirée dans cette agence, c'était la promesse que les infirmiers restent deux ans. "C'était attractif car souvent, les infirmiers étrangers repartent après quelques mois". Mais visiblement, le CHC ne s'est pas renseigné pour savoir quelles méthodes permettaient un tel service. 

Après l'interview, l'hôpital nous écrira pour nous informer qu'il stoppe la collaboration avec INN.

On n'était pas au courant

Du côté du Chirec, même surprise. "Ce que vous avez mis en évidence est choquant et nous allons réagir" affirme Isabelle Cambier, la Directrice du Département Infirmier. "Il y a des choses qui sont acceptables et des choses qui ne sont pas acceptables" appuie le directeur général Philippe El Haddad. Il nous avertira par téléphone quelques jours plus tard qu'il arrête, lui aussi, la collaboration avec cette agence. 

Le problème, c'est que contrats abusifs ou non, l'agence INN n'est même pas agréée par la Région Bruxelloise. Elle opère donc dans la capitale de manière illégale. Cela veut dire que non seulement, elle risque des sanctions, mais les hôpitaux qui y font appel aussi. Ils risquent 100 à 5000 euros d'amende par infirmier recruté, et un emprisonnement de huit jours à un an. 

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Des fraudes dans les diplômes

Par ailleurs, la Fédération Wallonie-Bruxelles a mis en lumière une augmentation notable des fraudes dans les diplômes d'infirmiers étrangers. "Les diplômes libanais sont particulièrement concernés. Ces dossiers sont le plus souvent introduits par des intermédiaires (...) qui s’occupent de dossiers d’équivalence en lieu et place des porteurs de diplômes" détaille l'administration générale de l'Enseignement. En d'autres termes, ces fraudes sont commises par les fameuses agences de recrutement. 

"(...) Informés des résultats de la procédure et de nos exigences, ils nous fournissent en conséquence des documents académiques modifiés (mémoire, notes, relevés de stages, etc.)". Il s'agit donc de faux documents destinés à favoriser la décision d’octroi d’équivalence. Rien qu'en 2021, sur 32 dossiers introduits en provenance du Liban, 11 étaient frauduleux, soit un tiers des dossiers entrants.

De sérieux soupçons pèseraient sur International Nursing Network. La Fédération Wallonie-Bruxelles a, par ailleurs, lancé une procédure juridique, avec dépôt de plainte, contre l'agence Moving People, leader du recrutement d'infirmières étrangères en Belgique. De son côté, Moving People affirme à ce jour n'avoir reçu aucune plainte, précisant que seuls deux dossiers de demandes d'équivalence ont été introduits pour des infirmières libanaises. 

"Pénurie d'infirmières, des vies en danger" : une enquête de Sophie Mergen et Guillaume Wollner à voir dans #Investigation ce mercredi 25 mai, à 20h20, sur La Une. 

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