Guerre en Ukraine

Entre charité et génocide, les enfants disparus d’Ukraine

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Par Réseau de journalisme d'investigation de l'UER avec Maurizio Sadutto et Natalie Massart

Des milliers d’enfants ukrainiens sont transférés vers la Russie depuis les territoires qu’elle a conquis dans l’est de l’Ukraine. Le Kremlin dit que c’est pour les sauver. Kiev invoque un génocide. Ce n’est pas la première fois que l’on vous parle de cette inquiétante politique de déportation à laquelle ont recours les autorités russes.

Depuis lors, une équipe de journalistes de plusieurs organismes européens de médias de service public, sous l’égide de l’UER, a analysé pendant des semaines des dizaines de vidéos provenant de médias officiels russes. Ils ont interrogé les autorités ukrainiennes, des familles et des ONG internationales. Cette vaste enquête menée par le réseau UER sur le journalisme d’investigation permet de mettre en lumière cette problématique particulière de la guerre en Ukraine et de faire le point sur la situation de ces enfants ballottés entre les deux pays en conflit.

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Il est impossible de déterminer le nombre exact de mineurs non accompagnés qui ont été jusqu’à présent transférés des territoires ukrainiens sous occupation russe vers la Russie continentale ou d’autres régions. Le seul registre officiel des enfants disparus est celui tenu par le gouvernement ukrainien, mais il contient également des données sur les cas d’enfants qui étaient avec leurs parents lorsqu’ils ont disparu. Début février, ce site contenait les noms, les photos et les dates de naissance de plus de 16.000 mineurs.

Au total, selon la même source, seuls 307 enfants ont été renvoyés en Ukraine. Ces retours n’ont pu avoir lieu qu’au prix de longs, coûteux et périlleux voyages pour les proches des enfants enlevés, à travers les lignes de front et plusieurs frontières.

Mise en scène ?

Deux semaines à peine après l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, devant les caméras nationales russes, le président Vladimir Poutine reçoit, dans un imposant bureau du Kremlin, sa Commissaire aux droits de l’enfant nouvellement nommée, Maria Lvova-Belova.

Vladimir Poutine reçoit la commissaire russe aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova.
Vladimir Poutine reçoit la commissaire russe aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova. © Tous droits réservés

Premier point à l’ordre du jour : les familles et les enfants évacués des territoires conquis à l’est de l’Ukraine.

Mme Lvova-Belova, égérie conservatrice du régime, explique que 1090 orphelins déjà sont arrivés dans des structures d’accueil étatiques dans le Donbass et que des citoyens russes au "grand cœur" faisaient la queue pour les accueillir : "Les mineurs munis de documents sont en cours d’enregistrement," ajoute-t-elle, "et ceux qui ont obtenu la citoyenneté russe dans le Donbass sont mis sous tutelle temporaire."

"Pourquoi seulement les Russes ?" demande alors Poutine. La médiatrice commence à expliquer qu’il y a des "retards législatifs", et il l’interrompt rapidement : "Je ne suis pas d’accord. Dites-moi lesquels, et nous trouverons des solutions."

De quels retards législatifs s’agit-il ? Il faut savoir qu’en Russie, l’adoption de ressortissants étrangers n’est pas autorisée.

Près de trois mois plus tard après cette intervention télévisée, Vladimir Poutine signe une loi permettant l’octroi accéléré de la nationalité russe pour les enfants des républiques populaires autoproclamées de Donetsk et de Louhansk, mais aussi du reste de l’Ukraine. Cette loi facilite ainsi l’accueil de mineurs ukrainiens par des familles russes et ouvre la voie à leur adoption permanente.

Un processus hautement condamné

Tant que la situation n’est pas claire, vous ne pouvez pas leur donner une autre nationalité ou les faire adopter par une autre famille.

Les gouvernements du monde entier, les ONG internationales et l’ONU ont tous condamné cette pratique. Le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, Filippo Grandi, a récemment déclaré que "dans une situation de guerre, on ne peut pas déterminer si les enfants ont une famille ou s’ils sont sous tutelle. Tant que la situation n’est pas claire, vous ne pouvez pas leur donner une autre nationalité ou les faire adopter par une autre famille. Donc, c’est très clair, ce qui se passe en Russie ne peut pas arriver."

Filippo Grandi, Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, lors de sa visite en Ukraine en janvier.
Filippo Grandi, Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, lors de sa visite en Ukraine en janvier. © HCR

Les journalistes de l’UER qui ont mené cette enquête ont adressé des demandes d’interviews auprès de Maria Lvova-Belova et de Andrey Vorobyov, le gouverneur de la région de Moscou, mais celles-ci sont restées sans réponse.

D’après toutes les sources disponibles, il est aujourd’hui possible de confirmer que, depuis le début de la guerre, au moins des centaines d’enfants des zones occupées de l’Ukraine ont été emmenés en Russie pour être placés dans des familles ou des institutions publiques. Certains enfants ne sont jamais rentrés d’un séjour médical ou de colonies de vacances qui auraient pourtant dû se terminer il y a des mois.

Vous devez voir comme ils ont changé en quelques mois : ils sont joyeux, brillants, souriants.

Maria Lvova-Belova et les autorités russes présentent ces transferts d’enfants comme un effort de charité pour les sauver des horreurs de la guerre et leur offrir une vie meilleure que celle qu’ils avaient avant. Des vidéos et reportages de la télévision d’Etat montrent des avions et des trains remplis d’enfants ukrainiens désemparés, lors de leur arrivée dans des villes russes. Les jeunes gens sont accueillis avec des paniers remplis de cadeaux et reçoivent les embrassades d’adultes qu’ils n’ont jamais vus de leur vie. Ces citoyens russes sont leurs tuteurs potentiels, censés faciliter leur intégration dans la "nouvelle mère patrie".

D’autres vidéos de propagande présentent les mérites de l’initiative russe : "Vous devez voir comme ils ont changé en quelques mois : ils sont joyeux, brillants, souriants", déclare Maria Lvova-Belova lors d’une cérémonie de naturalisation en juillet dernier. Une cérémonie au cours de laquelle de jeunes Ukrainiens reçoivent leur tout nouveau passeport russe rouge. "Maintenant que les enfants sont devenus des citoyens russes, la tutelle temporaire peut devenir permanente."

La lauréate du Prix Nobel de la paix Oleksandra Romantsova, interviewée à Kiev en janvier par la RTBF.
La lauréate du Prix Nobel de la paix Oleksandra Romantsova, interviewée à Kiev en janvier par la RTBF. © RTBF

Une fois dans le système, les enfants sont immédiatement inscrits à l’école. "C’est une grande question de savoir dans quel genre d’environnement vont vivre ces enfants. Même si nous imaginons que ces enfants trouvent des parents, une famille qui se soucient d’eux", déclare Oleksandra Romanstova, directrice du Centre pour les libertés civiles et Prix Nobel de la paix.

"Mais ces parents seront toujours dans la Fédération de Russie, où il n’y a aucune protection juridique, aucun procès équitable et où le système éducatif n’est pas équilibré.", précise-t-elle. "Tous ces enfants entendront dire que l’Ukraine est un État fasciste. Donc cette déconnexion avec la culture ukrainienne, avec l’identité ukrainienne de ces enfants se produit."

Un accueil bien orchestré

Juillet 2022. Maria Lvova-Belova regarde une adolescente du Donbass recevoir son passeport russe des mains d’Andrey Vorobyov, gouverneur de l’Oblast de Moscou, lors de la cérémonie de naturalisation.
Juillet 2022. Maria Lvova-Belova regarde une adolescente du Donbass recevoir son passeport russe des mains d’Andrey Vorobyov, gouverneur de l’Oblast de Moscou, lors de la cérémonie de naturalisation. © Bureau de presse du Commissaire aux droits de l’enfant

De nombreux mineurs ont été emmenés dans la région de Moscou, où, sous les auspices de son gouverneur Andrey Vorobyov, trente écoles proposent déjà des programmes de formation spécialisés pour ceux qui souhaitent accueillir des enfants du Donbass. Une ligne d’assistance téléphonique a en outre été ouverte pour répondre à leurs questions. Chaque famille candidate reçoit, par enfant accueilli, une compensation financière. Ces familles ont souvent d’autres enfants biologiques ou placés, conformément à l’exemple donné par Maria Lvova-Belova elle-même, qui a cinq fils et filles biologiques, quatre enfants placés et la tutelle de treize enfants handicapés.

Il y a des enfants ukrainiens qui se sont retrouvés à Vladivostok.

La ville de Moscou a servi de banc d’essai pour un projet plus vaste qui inclut désormais d’autres régions, aussi reculées que la Sibérie. "Il y a des enfants ukrainiens qui se sont retrouvés à Vladivostok.", déclare Bill Van Esveld, directeur associé des droits de l’enfant à Human Rights Watch, une ONG qui étudie le dossier depuis des mois. "La Russie a modifié ses lois en mai de l’année dernière pour permettre à ces enfants d’obtenir la nationalité russe. Et la raison pour laquelle ils voulaient cela, c’était que ces enfants pourraient alors être non seulement mis sous tutelle ou en famille d’accueil, mais pleinement adoptés par des familles russes, pris dans des familles russes. Et cela s’est produit dans des centaines de cas."

"Les enfants du Donbass", comme ils sont décrits, ont par exemple été invités à participer à un événement lors du Nouvel An en Biélorussie, en présence du président Aleksandr Loukachenko, allié fidèle de Poutine. Et le chef de la République tchétchène, Ramzan Kadyrov, a récemment publié sur son compte Telegram qu’environ deux cents "adolescents difficiles de diverses régions de Russie, y compris les républiques populaires de Louhansk et de Donetsk séjournaient dans la région pour y recevoir une éducation 'militaro-patriotique'."

Moscou parle de charité, Kiev de génocide

Pour Moscou, cette tutelle n’est que temporaire. Les enfants, soutient le Kremlin, seront rendus à leurs proches dès qu’ils seront retrouvés. Le gouvernement ukrainien, lui, dénonce une campagne de déportation forcée de milliers de mineurs, un génocide.

Tout cela n’est rien d’autre que des signes de génocide.

"Ce n’est rien d’autre que le génocide du peuple ukrainien à travers nos enfants", assène Daria Herasymchuk, commissaire ukrainienne aux droits et à la réhabilitation des enfants. "Ils les kidnappent, ils changent leur nationalité, les donnent en adoption sous tutelle, commettent des violences sexuelles et d’autres crimes. Ils tuent, blessent nos enfants et leur infligent des blessures psychologiques. Tout cela n’est rien d’autre que des signes de génocide. Bien sûr, les Russes ne font pas cela, alors nous pouvons rapidement et facilement trouver les enfants et les ramener sur le territoire de l’Ukraine !", finit-elle par ironiser.

Bien que la Russie et l’Ukraine aient réussi à se mettre d’accord sur l’échange de prisonniers de guerre, aucun passage sécurisé pour l’évacuation des enfants des zones de combat n’a été mis en place jusqu’à présent au cours du conflit.

Reed Brody, procureur pour les crimes de guerre, interviewé à Barcelone en janvier par la chaîne espagnole RTVE.
Reed Brody, procureur pour les crimes de guerre, interviewé à Barcelone en janvier par la chaîne espagnole RTVE. © RTVE

C’est aussi un crime contre l’humanité parce qu’il est effectué de manière généralisée et systématique.

Selon Reed Brody, ancien procureur international chargé des crimes de guerre et membre de la Commission internationale de juristes, "le transfert forcé d’enfants, tel que nous le concevons, est clairement un crime de guerre, mais c’est aussi un crime contre l’humanité parce qu’il est effectué de manière généralisée et systématique". Il souligne qu’il sera difficile en cas de plainte de démontrer l’intention, qui est le seuil légal pour définir un génocide. "C’est très difficile en droit international de prouver l’intention. Mais évidemment, tant sur le plan juridique que factuel et émotionnel, le transfert d’enfants a une importance encore plus grande parce qu’il vise à changer la démographie, ou peut viser à modifier la composition démographique d’une région."

Et en effet, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide désigne le "transfert forcé d’enfants d’un groupe vers un autre groupe" comme l’un des actes constitutifs du génocide, lorsqu’il est commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux.

Des retours au pays qui nécessitent une intervention extérieure

La Cour pénale internationale a ouvert ce qu’elle considère comme la plus grande enquête jamais menée sur les crimes commis en Ukraine.

Ces dernières semaines, les rouages de la justice internationale commencent tout juste à rattraper l’affaire de ces jeunes Ukrainiens transportés en Russie. "Il n’y a jamais eu dans l’histoire une réponse légale aussi massive à l’activité criminelle internationale, que celle à laquelle nous assistons aujourd’hui en Ukraine", déclare Reed Brody, citant les nombreuses procédures ouvertes.

"La justice ukrainienne a ouvert des dizaines de milliers de dossiers de crimes de guerre. La Cour pénale internationale a ouvert ce qu’elle considère comme la plus grande enquête jamais menée sur les crimes commis en Ukraine. Il y a au moins quatorze autres pays qui ont ouvert des enquêtes sur la base de la compétence universelle ou parce que leurs citoyens auraient été victimes d’un crime en Ukraine. Des pays du monde entier envoient des experts juridiques en Ukraine, donc il n’y a pas de manque d’enquête pour les crimes, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide en Ukraine." Et la plupart de ces affaires cibleront les deux cerveaux derrière la déportation systématique de mineurs d’Ukraine à savoir Vladimir Poutine et sa médiatrice pour enfants.

Sans la médiation d’un pays tiers ou d’une structure pertinente, il sera beaucoup plus difficile d’obtenir des résultats.

"Toute poursuite liée au transfert forcé d’enfants ne se ferait pas contre les employés d’un orphelinat ou d’une institution mais contre les architectes de cette politique. Des gens comme Maria Lvova-Belova, peut-être, au moins en vertu de la théorie de la responsabilité du commandement. Quelqu’un comme Vladimir Poutine lui-même."

En attendant, et alors que la guerre fait toujours rage sur le terrain, les autorités ukrainiennes demandent aux organisations internationales et aux gouvernements étrangers de les aider à négocier le retour de leurs enfants disparus. "Sans la médiation d’un pays tiers ou d’une structure pertinente telle que le Comité international de la Croix-Rouge, ou peut-être d’autres structures pertinentes de l’Union européenne ou des Nations unies, il sera beaucoup plus difficile d’obtenir des résultats.", déclare la médiatrice ukrainienne Daria Herasymchuk. "Nous appelons l’ensemble de la communauté mondiale à se joindre à notre lutte pour chacun de nos bébés, chacun de nos enfants et de nos adolescents, car ils sont l’avenir de chaque pays, y compris de l’Ukraine."

Lien vers la page d’accueil du site ukrainien Children of War

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