Or, on est loin de la réalité : à l’instar de l’Europe, rares sont les bars lesbiens nord-américains et, lorsqu’ils existent, ils se comptent sur les doigts de la main et se basent plutôt à New York ou Los Angeles.
Au sein de la communauté lesbienne, un phénomène fait d’ailleurs consensus : les bars lesbiens sont en voie de disparition. Mais les raisons avancées quant à ce déclin (s’il en est un car aucune étude ne permet actuellement de confirmer cette disparition) relèvent souvent de stéréotypes : les lesbiennes sont violentes entre elles, ne savent pas gérer correctement un commerce, sont mauvaises clientes, etc...
Malgré ces représentations négatives, la sensation de perte d’espace à soi génère une grande angoisse chez les lesbiennes et chaque fermeture de bar est médiatisée, commentée.
Du côté de la recherche francophone, peu de travaux existent sur ces bars lesbiens. Si la sociologie s’intéresse aux bars sans y étudier les rapports de genre qui s’y jouent, l’histoire retrace parfois les lieux lesbiens secrets du temps de la répression de l’homosexualité en France et en Belgique. Il est une discipline qui s’intéresse tout particulièrement aux cartographies et trajectoires des gays et lesbiennes dans les grandes villes d’Europe : la géographie de la sexualité.
►►► Pour recevoir les informations des Grenades via notre newsletter, n’hésitez pas à vous inscrire ici
Pour autant, ces travaux ont tendance à diluer tout à fait les spatialités lesbiennes dans l’étude des quartiers gays, participant à l’invisibilisation des femmes non hétérosexuelles et de leur organisation dans le paysage urbain.
Les quelques textes qui se penchent tout particulièrement sur les lieux lesbiens intègrent automatiquement la dimension temporelle, afin d’envisager non plus les seuls commerces lesbiens mais également les événements, résidences et itinérances de ces communautés (voir notamment les travaux de Marianne Blidon, Nadine Cattan et Anne Clerval). C’est donc dans sa double dimension d’espace-temps que j’ai appréhendé mon propre terrain d’enquête qui s’est concentré sur quatre initiatives lesbiennes bruxelloises.
La sensation de perte d’espace à soi génère une grande angoisse chez les lesbiennes et chaque fermeture de bar est médiatisée, commentée
Quatre espaces-temps lesbiens qui racontent la résistance à l’hétéronorme
C’est d’abord vers la RainbowHouse Brussels que je me suis tournée, coupole associative trônant au cœur du quartier gay de Bruxelles. Cette maison d’alors 17 ans d’existence représentait, au moment de mon enquête, le "bar lesbien par défaut" de la ville, réservant très régulièrement son espace bar aux femmes non hétérosexuelles.
Sa situation centrale et singulière (la maison est encadrée de bars destinés aux hommes) mais aussi sa notoriété et sa qualité de référence associative LGBTQIA+ font de ce lieu un véritable vecteur de visibilité lesbienne dans la ville, sans pour autant qu’il satisfasse à lui seul la totalité des attentes de la communauté lesbienne bruxelloise.
Par chance, 2018 fut une année particulièrement florissante, en termes de projets de réhabilitation du bar lesbien à Bruxelles. Trois nouvelles initiatives ont alors complété mon terrain d’enquête : "L’Apéritif Lesbien de Madame Charvet", bar lesbien performatif et itinérant qui prend la forme d’un happening mensuel et consiste à réunir des lesbiennes dans un bar de quartier (non averti au préalable) le temps d’une soirée ; "Mothers & Daughters - A Lesbian Bar", bar lesbien éphémère qui se tient une fois par an durant deux mois dans un lieu dédié ; "Baragouine", soirée mensuelle qui visait à recréer l’ambiance d’un bar lesbien dans un bistrot ordinaire, en vue de lever des fonds pour le Ladyfest, un festival féministe qui s’est tenu en mars 2019 à Bruxelles.
Qu’ils le revendiquent ou non, ces quatre "bars lesbiens" portent une charge politique : celle de constituer des lieux de résistance aux normes de genre et de sexualité qui sont omniprésentes dans l’espace public, les commerces, les lieux de divertissement, de rencontre. Toute l’organisation de la ville est pensée au masculin hétérosexuel, faussement neutre et universel.
Ainsi, les espaces et agendas lesbiens peinent à se faire une place... et à la conserver. Pour chaque lieu, des logiques commerciales et militantes s’imbriquent et font l’objet de compromis, de négociations, de "bricolages". La difficile équation peut se résumer ainsi : revendiquer son existence dans la ville, tout en se protégeant des violences perpétuées au sein même de l’espace public et sans pour autant écraser, repousser, marginaliser encore plus d’autres minorités, le tout en assurant la viabilité financière du lieu.
Qu’ils le revendiquent ou non, ces quatre "bars lesbiens" portent une charge politique : celle de constituer des lieux de résistance
Entre héritage et renouvellement, entre autofinancement et subventions publiques, entre bénévolat et professionnalisation, les quatre espaces-temps explorés à l’occasion de ce mémoire visitent les nombreux enjeux qui traversent les bars lesbiens.
Peut-être fruit de l’émulation 2018, 2019 a enfin vu naître un bar lesbien permanent et fixe à Bruxelles, le Crazy Circle... en voie de résolution de la fameuse équation ?
Émilie Martineau aka Charlotte de Bruges est une militante féministe, gouine et queer, sur internet et au sein du collectif Les Ciseaux. Elle a fait partie de la toute première promotion du master francophone de spécialisation en études de genre.