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"Énorme", un film énormément audacieux ou sexiste?

"Enorme", un film énormément audacieux ou sexiste?

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Par Une chronique de Camille Wernaers

Le quatrième film de la réalisatrice française Sophie Letourneur divise les critiques. “Énorme”, c'est l'histoire d'un homme (Frédéric, joué par Jonathan Cohen) qui est prêt à tout pour avoir un bébé. Il modifie les pilules de sa femme (Claire, interprétée par Marina Foïs) pour qu'elle tombe enceinte et fait en sorte qu’elle mène sa grossesse à terme, c’est-à-dire qu’il la prive volontairement de la possibilité d’avorter. Un pitch plutôt malaisant qui prend ici la forme d’une comédie.

Comment "Énorme" traite-t-il de la maternité et de la paternité ? Comment le film déconstruit-il les injonctions faites aux femmes et les violences qu’elles rencontrent ?

La réalisatrice a expliqué avoir puisé dans sa propre histoire pour construire le récit et vouloir "désacraliser la maternité". "L’idée du film est venue après l’arrivée de mon deuxième enfant, je voulais montrer la complexité de la grossesse. Ça ne se passe pas comme au cinéma, où la femme perd les eaux, prend le taxi et on lui pose le bébé sur le ventre… Je voulais désacraliser la maternité, parce que la sacralisation culpabilise", a-t-elle expliqué au journal Le Monde.

Nous avons vu le film avec une experte sur le sujet : Marie-Hélène Lahaye, une juriste, blogueuse et lanceuse d'alerte féministe belge. Depuis 2013, elle tient le blog Marie accouche là qui a pour but "l'exploration féministe et politique autour de la naissance". 

ÉNORME Bande Annonce (2020) Marina Foïs, Jonathan Cohen

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Une réelle inversion des clichés ?

Au premier abord, le film semble jouer sur l’inversion des clichés et injonctions sexistes. Ce n’est pas une femme qui fait "un bébé dans le dos" à un homme, c’est le contraire. C’est l’homme qui veut des enfants, la femme n’en veut pas, l’homme s’investit dans l’espace privé et la femme dans la vie publique. C’est Frédéric qui gère la charge mentale, et même celle de la contraception.

Certes, Frédéric s’occupe de l’espace privé. Mais il est également la star dans l’espace public, alors que c’est Claire la pianiste mondialement reconnue.

Dans ce film, il s’agit d’une appropriation des capacités productives et reproductives des femmes, l'essence même du patriarcat. Il s'approprie tout le travail de sa femme : c'est lui qui brille lors des réceptions

Pas un mot

A ce titre, la scène d’intro du film pose question : Claire doit jouer dans une grande salle, mais c’est Frédéric qui parle à sa place en tant que manager. Claire est dans son ombre, elle est représentée comme une femme complètement soumise à son mari, elle ne prononce pas un mot, elle ne répond même pas elle-même aux questions du personnel de l’hôtel. Quand on lui demande comment elle s’appelle, c’est Frédéric qui répond.

Le personnage féminin, Claire, est réduit à la plus grande passivité, ce qui est étrange pour un film qui s'intéresse de front à la maternité. La chercheuse française Iris Brey a montré toute l'importance de donner de l'espace au female gaze, au regard féminin dans les films et séries.


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"Dans ce film, il s’agit d’une appropriation des capacités productives et reproductives des femmes, l'essence même du patriarcat. Il s'approprie tout le travail de sa femme : c'est lui qui brille lors des réceptions, c'est lui qui décide où elle doit jouer, c'est lui qui décide même les vêtements qu'elle doit porter. C'est lui qui lui impose des contraintes professionnelles extrêmes pour la forcer à jouer dans un concert dont elle ne veut pas. C'est la version moderne des oppressions des femmes du 19e siècle", estime Marie-Hélène Lahaye.

Ce qui peut ressembler à de la charge mentale inversée est, en fait, un besoin de contrôle total de Frédéric sur Claire. C’est une forme de violence et le film peine à en rendre compte. Ce contrôle atteint son apogée quand Frédéric veut un enfant et n’en parle pas une seule fois à sa compagne. Le désir d’enfant de cet homme semble être un dû. Il modifie alors la contraception de Claire qui tombe enceinte et il lui ment jusqu’à ce que le délai pour avorter soit dépassé.

Face à cette situation horrible, qui énerverait n’importe qui, elle n’a que des petits moments de révolte qui ne réussissent pas vraiment

Coercition reproductive et délit d’entrave

C’est ce qu’on appelle la coercition reproductive, soit quand on force une femme à avorter quand elle veut garder son enfant, soit quand on force une femme à garder son enfant alors qu’elle souhaite avorter, ce qui est le cas dans ce film, analyse Marie-Hélène Lahaye. Il y a évidemment un lien avec le consentement des femmes, dont on se passe dans ce film”.

En Belgique, la nouvelle proposition de loi sur l’IVG souhaitait élargir le délit d’entrave à l’avortement. La nouvelle disposition condamnerait à une peine d'emprisonnement de 3 mois à un an et à une amende de 100 à 500 euros, "celui qui tente d'empêcher, physiquement ou de quelque manière que ce soit, une femme d'accéder librement à un établissement de soins pratiquant des interruptions volontaires de grossesse".

La distribution, à l'entrée des centres d'avortement, de dépliants contenant des représentations exagérées, grotesques ou non conformes à la réalité ainsi que le fait de mettre sous pression une femme qui souhaite procéder à un avortement, ou de la menacer, seraient punissables.

Ce nouveau délit a fait l’objet de débats dans notre pays, en lien avec la liberté d’expression. Par exemple : la volonté du partenaire de garder l'enfant pourrait-elle être considérée comme une pression sur la femme enceinte, et donc une entrave punissable ? Le Conseil d’Etat a justement estimé, en février dernier, que les poursuites à l’encontre de quiconque tenterait d’empêcher une femme d’avorter doivent être formulées plus précisément dans la proposition de loi. "Le législateur devra reconsidérer la proportionnalité de cette restriction de la liberté d’expression, compte tenu notamment de la sévérité de la peine", explique le Conseil d’Etat.


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En France, c’est beaucoup plus clair : le personnage de Frédéric risquerait 2 ans d’emprisonnement et 30.000 euros d’amende, comme l’a rappelé la chroniqueuse Maïa Mazaurette face à Marina Foïs et Jonathan Cohen.

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“Donner la vie”, un trop grand pouvoir ?

Là encore donc, et sur le plan légal, l'inversion ne fonctionne pas. Un homme qui fait "un bébé dans le dos" de sa femme subira d’autres conséquences que l’inverse car ce sont les femmes qui tombent enceintes et portent les enfants durant 9 mois, même si cela a l'air de déranger Frédéric.

L’un des ressorts comiques du film repose sur le fait que Claire se désintéresse totalement de sa grossesse et que Frédéric s’implique beaucoup trop. C’est lui qui va tout seul aux cours préparatoires à l’accouchement, où, encore une fois, il est le centre d’attention. Une femme enceinte célibataire serait-elle autant mise en valeur dans la même situation ?

Le phénomène de la couvade des pères est abordé, aussi appelée grossesse "psychologique" ou "nerveuse". Certains hommes prennent en effet du poids ou ont des nausées matinales durant la grossesse de leur compagne. Certains ressentent également les douleurs de l’accouchement.


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Face au désir de Frédéric d’avoir un enfant à tout prix, son voisin lui répond qu’il est injuste que seules les femmes aient “le pouvoir de donner la vie”. “Selon l’anthropologue féministe Françoise Héritier, la domination masculine serait une réponse au pouvoir d’enfanter des femmes. Cette domination des hommes vise à contrôler ce “pouvoir” et à se l’approprier, notamment via des violences sur leur corps”, rappelle Marie-Hélène Lahaye. C’est exactement ce que fait Frédéric dans le film, représentant "le fantasme d’une paternité exclusive et triomphante, dépossédant la femme de son pouvoir de donner la vie", explique l'autrice Lina Cohen dans un article.

Pendant ce temps, Claire est présentée comme une femme égoïste. Une de ses proches lui dit même que si Frédéric l’a forcée à être enceinte, "c’est parce qu’il l’aime". L’amour est souvent utilisé comme excuse aux violences masculines.

Selon l'anthropologue féministe Françoise Héritier, la domination masculine serait une réponse au pouvoir d’enfanter des femmes. Cette domination des hommes vise à contrôler ce “pouvoir”

Un avortement tardif n’est pas plus dangereux

Il y a des idées fausses qui sont propagées par le film. Sur les avortements tardifs par exemple, la gynécologue explique à Claire que le délai légal pour avorter est dépassé et qu’avorter est plus dangereux passé un certain temps. C’est complètement faux. Un avortement tardif n'est pas plus dangereux que mener une grossesse forcée à terme avec un déclenchement à la clé”, indique Marie-Hélène Lahaye.

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Autre moment violent pour moi, c’est quand Claire n’en peut vraiment plus de sa grossesse qui arrive bientôt à terme. Pour se détendre, elle mange du camembert, boit un verre de vin et fume des cigarettes. Frédéric s’en rend compte et lui crie dessus. Claire, ses désirs et ses besoins n’existent pas. Elle n’est plus qu’un réceptacle pour le bébé, le désir de son mari. C’est lui qui contrôle, même ce qu’elle mange. Au 9ème mois de grossesse, manger du camembert ou boire un verre d’alcool n’est vraiment pas dangereux pour le bébé. Tout se joue durant les premiers mois de grossesse où il faut être un peu plus vigilante”, précise l’experte.

Un film qui banalise les violences ?

Il s’agit donc d’un film qui célèbre le male gaze tout en risquant de banaliser les violences faites aux femmes dans l’espace privé et les multiples injonctions qui pèsent encore sur les femmes, quand elles sont enceintes ou quand elles ne veulent pas d’enfants.

Claire est passive et fort silencieuse, elle n’existe plus, son mari présente par exemple son ventre au personnel hospitalier, et pas elle. On manque son regard sur sa grossesse et les événements jusqu’à la fin du film : elle accouche, et elle se rend immédiatement à un concert, que son mari l’a forcée à accepter par ailleurs.

Elle ne prononce pas un mot, elle ne répond même pas elle-même aux questions du personnel de l’hôtel. Quand on lui demande comment elle s’appelle, c’est Frédéric qui répond

Pendant qu’on l’entend jouer dans le fond à la télévision, la caméra se penche sur le bébé dans les bras de Frédéric, en gros plan. “Voilà, Claire a joué son rôle, elle ne sert plus à rien. Elle a accouché. Le message, c’est que le bébé est important, pas elle, c’est sur lui que l’histoire se termine et pas sur le concert de Claire. En plus, le post-partum est complètement éludé”, s’insurge Marie-Hélène Lahaye.


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Pas de conséquence

Frédéric a eu ce qu’il voulait. Il s’agit bien évidemment d’une fiction, même si la réalisatrice trouble volontairement les genres cinématographiques en introduisant des images documentaires dans le récit. L’accouchement est un vrai accouchement, les sages-femmes et les gynécologues sont des vraies praticiennes.

Pour l’accouchement, je remarque qu’il s’agit d’un accouchement complètement médicalisé qui est montré, dans lequel la femme est couchée et passive. C’est aussi le cas de Claire qui est passive tout le long de l’histoire. Face à cette situation horrible, qui énerverait n’importe qui, elle n’a que des petits moments de révolte qui ne réussissent pas vraiment. A la fin, elle donne elle-même son nom à l’infirmière. C’est tout, quelle révolution !"

Toute fictionnelle qu’elle est, l’histoire ne nous fera jamais comprendre que les actes de Frédéric sont graves, il n’en subit aucune conséquence, que du contraire

"Il y a une scène aussi dans laquelle Claire s’énerve et demande qu’on arrête de la toucher et de toucher son ventre. La femme lui répond qu’elle la touche pour son bien et elle ne retire pas sa main. Cette séquence est presque insoutenable. Puis, Claire finit par se détendre. Le message est qu'il faut une fois de plus forcer les femmes et elles finissent par comprendre que c'est pour leur bien", explique Marie-Hélène Lahaye. "Il y a encore L'épisiotomie non consentie montrée sur une autre femme qui accouche. C'est une violence obstétricale qui passe crème, comme le reste. Cela n'est pas questionné", continue-t-elle.


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Toute fictionnelle qu’elle est, l’histoire ne nous fera jamais comprendre que les actes de Frédéric sont graves. Si certains personnages comme l'avocate ou la sage-femme lui rappellent que son comportement est punissable, ces séquences sont utilisées est comme un ressort comique. Il ne subit en outre aucune conséquence négative, que du contraire : Frédéric est excusé et Claire et ses réactions sont jugées.

C’est dommage car il y a de la place pour d’autres représentations de pères dans la culture populaire. Il y a de la place pour représenter le désir masculin d’enfant ou d’équilibre dans la charge mentale, ce qui n'est pas la même chose que de faire apparaitre les désirs masculins comme tout-puissants.

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Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par Alter-Egales (Fédération Wallonie-Bruxelles) qui propose des contenus d'actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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