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Elon Musk applique une logique libertarienne sur Twitter : vers une 'cannibalisation' de la liberté ?

Déclic Philo - Bertrand Henne

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Elon Musk, l'homme le plus riche du monde, qui a racheté récemment Twitter, se prévaut d'un libertarisme qui le pousse à défendre un absolutisme de la liberté d’expression. Ce courant de pensée peut être expliqué par la parabole de l'île. Analyse.

La première décision d'Elon Musk à la tête de Twitter a été aussi radicale que contestée : il a viré l’équipe de modération, les équipes qui étaient en charge de la gestion de l’éthique. En actant cette mesure, il abonde dans le sens de la droite radicale américaine qui estime que les grands réseaux sociaux sont aux mains des progressistes qui imposent à travers la modération des plateformes une idéologie liberticide.

Elon Musk l’a dit plusieurs fois, il considère que le problème de la démocratie américaine est un manque de liberté d’expression. Un excès de régulation.

Or, croire que la modération et la régulation sont par essence opposée à la liberté, est typique d’une définition libertarienne de la liberté, qui est une définition en fait très simple, on pourrait même dire puérile de la liberté : être libre c’est ne pas être contraint, c’est faire ce que je veux.

Ne pas confondre libertarisme et libéralisme

Le libertarisme pourrait se résumer à une forme extrême de libéralisme, mais tellement extrême que beaucoup d’auteurs libéraux considèrent que ce n’est plus du libéralisme.

Le libertarianisme n’est pas non plus le libertarisme que l’on connaît en Europe, qui est un mouvement politique issu de l’anarchisme, plutôt de gauche qui postule qu’il faut supprimer toute structure de pouvoir, incarné par l’État, pour mettre fin au capitalisme et à la domination de l’homme sur l’homme. 

C’est en fait sur ce point l’inverse du libertarisme. Il s’agit plutôt de libérer le capitalisme en supprimant l’Etat. Le philosophe libertarien le plus célèbre est Américain. Il s'agit de Robert Nozick et il a postulé une principe simple : l'individu est propriétaire de lui-même. Aucun autre principe n’est supérieur à celui là. L’État ne peut rien imposer, pas de limitation sur l’utilisation de drogue, d’avortement, pas d’obligation scolaire, pas d’impôt, pas de réglementation environnementale… Son rôle se limite à réguler la protection de la propriété de soi, ce qui passe concrètement par la protection de la propriété privée

En matière de liberté d’expression c’est simple, rien ne doit être limité, contraint ou régulé. L’espace public est une immense compétition des idées, la plus forte, la meilleure triomphera naturellement.

© Muhammed Selim Korkutata / Anadolu Agency

La parabole de l'île : la liberté libertarienne, une notion

Cette liberté absolue peut, paradoxalement, conduire à l’absence de liberté. C’est ce qu’a montré un de nos grands philosophes belges, Philippe Van Parijs, avec la parabole de l’île.

Il applique les principes de Nozick à une île. Imaginons que tous les citoyens aient librement revendu leur titre de propriété à un seul citoyen, qui possède donc toute l’île. Les principes libertariens sont totalement respectés même si les habitants doivent désormais trimer 16 heures par jours sur les terres du propriétaire et que le propriétaire leur demande de travailler avec un chapeau rouge en chantant la marseillaise.

Pour un libertarien, les travailleurs ont revendu leur terre librement, et ils acceptent librement de travailler. Ils peuvent refuser, prendre le risque de construire un radeau et peut-être mourir en mer, ou prendre le risque de mourir de faim. Une seule personne, le propriétaire, est réellement libre, les autres ne sont que formellement libre, mais pas réellement. 

Cette situation intuitivement injuste ne l’est pas pour un libertarien. Le libertarisme ne voit aucun problème de justice dans l’inégalité et la domination des plus puissants sur les plus faibles. Rien n’est prévu dans le système libertarien pour redistribuer les libertés, par exemple en évitant les monopoles, en réglementant le travail, ou en distribuant les richesses. 
La liberté libertarienne est potentiellement cannibale, elle détruit la liberté du plus grand nombre au profit de quelques-uns. 

Avec ce rachat de Twitter, la liberté d'expression d'un grand nombre de personnes sera réduite

Et si l'on transpose cette parabole de l'île sur Twitter, on obtient ce résultat : l’absolutisme de la liberté d’expression risque de renforcer une logique déjà à l'œuvre, celle de la cannibalisation de la liberté, la liberté qui se mange elle-même. 

Comment ? Par exemple, les utilisateurs qui en ont les moyens paient pour que leur compte soit certifié et que l'algorithme leur donne plus de visibilité. Les plus fortunés vont imposer leurs idées encore plus qu’aujourd’hui. 

Autre exemple, l’absence de régulation des discours de haine, même en cas de troubles à l’ordre public qui avaient abouti à l’exclusion de Donald Trump. Des études ont montré que les discours de haine ont pour effet de limiter la liberté d’expression de groupes ciblés par la haine et de limiter l’expression des plus modérés, qui pour faire simple, craignent le conflit.

Sur Twitter, comme sur l'île Libertarienne, la compétition sans limite, sans règles, sans cadre va déboucher sur la domination des plus radicaux et des plus puissants et diminuer la liberté d’expression réelle d’un grand nombre de personnes. La démonstration assez convaincante de Philippe Van Parijs, risque bien de conduire à encore plus d’inégalités dans le débat public et de dégrader encore un peu plus la démocratie qui est un régime d’égalité. D’ailleurs ce n’est pas un hasard, beaucoup de libertariens ne sont pas démocrates.

© Stanislav Kogiku/SOPA Images/LightRocket via Getty Images

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