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"Éléonore", ou pourquoi l'âge adulte est un mythe

 Éléonore, ou pourquoi l’âge adulte est un mythe

© Ecce Films

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Par Une chronique d'Elli Mastorou

Chaque semaine, les Grenades scrutent les écrans et s'intéressent à une sortie ciné. Ce mercredi, Elli Mastorou a choisi Éléonore du réalisateur Amro Hamzawi.

Pour vous, c’est à quel âge qu’on devient adulte ? Quand on obtient sa première carte de crédit ? Quand on paye sa première facture, ou qu’on devient parent ? Avec ses pulls informes, ses cheveux verts et son joint allumé dès le matin, Éléonore n’a pas (encore) trouvé la réponse à cette question.

Pourtant, à 34 ans, elle est censée en être une depuis longtemps – c’est en tout cas ce que lui martèlent sa mère et sa sœur. Elles, pour le coup, elles ont l’air de savoir ce que c’est, une adulte accomplie. Et si elles martèlent à Éléonore qu’elle devrait "trouver un vrai travail" et "se réconcilier avec sa féminité", c’est pour son bien, évidemment...

Et c’est pour ça que l’héroïne de cette comédie décalée va les écouter. Même si ça implique travailler dans une boîte qu’elle n’aime pas, et porter des talons qui la font vaciller. Et à la regarder, même si on sent que c’est un mauvais plan, on la comprend.

Éléonore se met la pression d'être une meilleure version d'elle-même parce qu'elle pense que c'est ce qu'on attend d'elle.

ÉLÉONORE Bande Annonce (2020) Nora Hamzawi, Comédie

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Une voix/voie à soi

Parce que Éléonore, c’est la trentenaire paumée qu’on est, qu’on sera ou qu’on a été. Elle est incarnée avec gouaille par Nora Hamzawi, connue pour ses one-woman shows caustiques où elle s’autocritique, et ses chroniques radio et télé (France Inter, Quotidien).

Et si le film n’est pas autobiographique, se sentir paumée, elle connait : "Je m’identifie, ou j’ai pu m’identifier en tout cas par le passé, à cette croyance qu’il y a une bonne et une mauvaise façon de faire, ce sentiment qu’on n’est pas (encore) arrivé(e) à la personne qu’on devrait être… Éléonore se met la pression d'être une meilleure version d'elle-même – parce qu'elle pense que c'est ce qu'on attend d'elle."

Levez la main dans l’assemblée si ce genre de sentiment vous est familier ? La mienne, en tout cas, vous ne la voyez peut-être pas, mais elle est dressée, là. Comme Éléonore, et comme Nora Hamzawi (et son livre ’30 ans (10 ans de thérapie’), j’ai dépensé pendant des années une partie de mon (maigre) salaire chez une psy.

Être "un adulte accompli", c’est du chiqué. Du mytho. Une légende urbaine. Il n’y a pas de formule magique, on fait tous comme on peut avec ce qu’on a. Quand on peut. Et qu’on a

Et s’il y a un truc que j’ai appris, c’est que parmi les mille voix qui fourmillent dans notre tête à longueur de journée, c’est pas toujours évident de retrouver celle qui nous appartient vraiment. C’est un exercice qui demande de l’entraînement. Tenez, moi par exemple, quand je raconte que je voulais être comédienne mais que j’ai fait des études ‘parce que qu’il vaut mieux avoir un filet de sécurité’, en vrai je répète les mots de mes parents. Ou chaque fois que je vois le vernis sur mes ongles en train de s’écailler, j’entends mamie qui me dit que ‘c’est pas convenable’.

"Avant, je vivais le succès des autres comme des échecs personnels. A chaque fois qu'il arrivait quelque chose, sans jalousie, je me disais ah, et moi j'en suis pas là - ça me plombait", abonde Hamzawi. Et quand on manque de confiance en soi, comme Eléonore, il est d'autant plus difficile de s’écouter... Les voix dans la tête de la jeune femme chantent une symphonie, et elle suit celles qui font le plus de bruit. Celles dont l’intonation ne flanche pas, qui te disent qu'être un(e) adulte, c’est comme ça.

 Éléonore, ou pourquoi l’âge adulte est un mythe
Éléonore, ou pourquoi l’âge adulte est un mythe © Ecce Films

Le genre du personnage

Éléonore navigue tant bien que mal entre une sœur tirée à quatre épingles (qui nous rappelle celle de ‘Fleabag’), une mère courroucée, le patron de la maison d’édition qui a accepté de l’embaucher, et le "mec bien" (= riche) qu’on lui a présenté.

Passant d’une situation à une autre, le scénario est à l’image de son héroïne : éparpillé dans un chaos caustique. Mais si certains personnages sont écrits un peu à gros traits, derrière la caricature, le réalisateur Amro Hamzawi (et grand frère de Nora dans la vie) s'inspire d’une réalité : la définition de la "réussite" dans notre société.

Et s’il s’est inspiré de sa propre vie pour construire le personnage principal, et qu’on y devine les pressions qu’un homme subit en termes de virilité et de réussite sociale, le genre du personnage principal permet de renforcer cette critique de toutes les joyeuses injonctions spécialement taillées sur mesure pour l’autre moitié de l’humanité.


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Au fond, derrière leurs remarques vénéneuses, la mère et sa sœur d’Éléonore veulent la faire rentrer de force dans un moule pas taillé pour elle : celui, trempé dans la sauce hétéro-patriarcale, qui veut qu’une femme doit être "présentable" et "féminine" - comprendre : montrer son décolleté pour être désirable au regard mâle, celui du futur patron, comme celui du futur mari.

Une vision dans laquelle ces deux figures masculines sont les piliers de la réussite, sur laquelle repose l’accomplissement ultime : faire un enfant, surtout si vous avez plus de 30 ans. Attention, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, il n’y a évidemment rien de mal à vouloir se marier et avoir envie de bébés.

Au fond, derrière leurs remarques vénéneuses, la mère et sa sœur d’Éléonore veulent la faire rentrer de force dans un moule pas taillé pour elle : celui, trempé dans la sauce hétéro-patriarcale, qui veut qu’une femme doit être "présentable" et "féminine"

Ce qui pose problème et dont le film se moque, c’est d’imposer cette prétendue normalité, comme si c’était la seule manière d’être accomplie. Le décalage humoristique vient de l’impossibilité d’Éléonore de rentrer complètement dans cette cage dorée malgré toute sa bonne volonté : elle coupe la parole lors de l’entretien d’embauche, compare le bébé de ses amis à un rôti, ou elle renverse le café, troublée par la beauté d’une belle rousse, avec laquelle on aurait aimé voir naître une romance enflammée…

Elli Mastorou
Elli Mastorou © Lara Herbinia

Déroutante mais attachante, Éléonore finira, heureusement, par découvrir ce secret bien gardé : être "un adulte accompli", c’est du chiqué. Du mytho. Une légende urbaine. Il n’y a pas de formule magique, on fait tous comme on peut avec ce qu’on a. Quand on peut. Et qu’on a.

Au fond, être adulte c'est juste les années qui passent, on ne va pas se mettre subitement à parler différemment ou à arroser ses géraniums!

Peut-être bien que quand elle sort d’un Conseil de Sécurité Covid, Sophie Wilmès entend la voix de sa mère qui lui dit qu’elle aurait pu mieux faire. Et si ça se trouve, le big boss auprès duquel il faut négocier l’augmentation porte le même slip Mickey de quand il était petit garçon. Personne n’est adulte 100% du temps, et personne ne "réussit" 100% de sa vie.

Les erreurs ou déceptions servent parfois comme une molette, qui permet d’augmenter le volume de notre petite voix dans toute cette symphonie cérébrale. Nora Hamzawi est au courant aussi : "Au fond, être adulte c'est juste les années qui passent, on ne va pas se mettre subitement à parler différemment ou à arroser ses géraniums ! C'est marrant, et à la fois complètement banal, de réaliser qu'en fait, on est tout le temps la même personne."

C’est plus pratique, au final, car comme disait Oscar Wilde, tous les autres sont déjà pris. Y a plus qu’à aller enlever ce fichu vernis.

Éléonore, de Amro Hamzawi. Avec Nora Hamzawi, Joséphine de la Baume, Julia Faure… En salles ce 23 septembre.


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