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Élections en Turquie : les habitants de la région la plus touchée par le séisme sanctionneront-ils Erdogan ?

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Par La Première via

Depuis 20 ans au pouvoir, d’abord comme Premier ministre, et depuis 2014 comme président de la république turque, Recep Tayyip Erdoğan fêtera-t-il ses 70 ans avec un troisième mandat ? Le double scrutin, législatif et présidentiel, est serré. Les sondages vont en sa défaveur et citent son principal opposant, le social-démocrate du CHP, Kemal Kiliçdaroglu, à la victoire finale. L’inflation à 50% et les 50.000 morts lors du séisme en février dernier montrent les failles d’un État incapable de réagir efficacement. Cela pourrait avoir une influence sur les résultats dans les zones les plus touchées, comme à Antakya, l’antique Antioche, la ville la plus sévèrement détruite par le tremblement de terre. Un reportage de Marie Tihon et Timur Öztürk pour Transversales.

Dans les décombres, le moral est au plus bas

Sur les quelques murs encore debout, les affiches électorales placardées donnent à ces zones sinistrées un air de surréalisme. Là où 50% de la population est partie, où la majeure partie des immeubles se sont effondrés, les habitants n’ont pas le regard tourné vers le futur, absorbés par la gestion de leur présent : survivre. Can Suleyman, un habitant du sud de la ville, nous décrit l’état d’esprit de la population.

Honnêtement, je n’ai pas que cela à faire de regarder les panneaux électoraux, je suis déjà assez occupé à me soucier des gens autour de moi, et de leurs maisons. J’essaye juste de rester en vie.

Il précise : "Ceux qui sont restés sont désespérés, ils n’ont pas le choix. Ou alors ce sont des personnes qui veulent protéger leur magasin ou leur maison contre les pillages. La plupart des gens ici sont sur le point de péter un câble. Même les plus sains d’esprits commencent à devenir fous. Où qu’ils aillent, ils ne voient que la destruction, le désespoir des autres, qui leur rappelle leur propre désespoir. Comme personne ne sait quoi faire, peu à peu leur moral s’effondre."

En plein désespoir, la campagne électorale pour les élections législatives et présidentielles n’est pas très bien perçue par certains. "On va voter bien sûr, mais que la politique ait repris aussi vite le dessus dans l’actualité, si peu de temps après le tremblement de terre ce n’est pas très correct pour les gens d’ici" confie-t-il. "Pour moi, l’important n’est pas que le gouvernement change ou non, ce qui importe avant tout, c’est que le gouvernement fasse son travail. Cette région est oubliée en ce moment à cause des élections, il ne faut pas détourner le regard de ce qu’il se passe ici. Une partie des politiciens devraient continuer à aider et à coordonner l’action dans les régions sinistrées".

Les ruines après le séisme qui a touché la Turquie et la Syrie en février 2023.
Les ruines après le séisme qui a touché la Turquie et la Syrie en février 2023. © Burak Kara/Getty Images

La colère de ceux qui en trouvent encore la force

Si par exemple, des famille sinistrées du tremblement de terre, vivant dans des campements de réfugiés de la municipalité de Mersin, comptent toujours donner leur confiance à Erdogan, à l’opposé, la colère pousse les victimes d’Antakya à se politiser plus radicalement que par le passé. Même s’il reste des fidèles au président Erdogan malgré les circonstances, ils font figure d’exception. La ville soutenait déjà le candidat de l’opposition, la plupart attendent ces élections pour donner leur voix afin qu’elle soit entendue. Sur le terrain, l’avocat Garip Erhan Biner est engagé dans une fastidieuse collecte de preuves. Avec ses collègues du barreau du Hatay, il recense parmi les décombres les matériaux ne correspondant pas aux normes antisismiques.

Ma colère n’a fait qu’augmenter depuis ce tremblement de terre, j’attends le jour des élections avec impatience.

"Les habitants de la région se sont encore plus politisés après le tremblement de terre, ils sont en colère contre le gouvernement. Antakya était déjà une ville de l’opposition, mais ce séisme nous a fait réaliser beaucoup de choses. Les équipes de recherches, de sauvetage et du croissant rouge, sont arrivées trois jours après la catastrophe. Aucune équipe n’a atteint les zones périphériques avant le cinquième ou le sixième jour. Les gens ne l’oublieront pas. D’autre part, la plupart des bâtiments détruits appartenaient à des hommes d’affaires proches du gouvernement. Ces constructions illégales auraient dû être identifiées et démolies par l’état. Au lieu de cela, le gouvernement a proposé contre payement de régulariser les bâtiments. Une seule secousse et tous ces bâtiments se sont effondrés. Les gens ne pardonneront pas cela non plus. Tous ceux qui vivent avec cette colère et cette douleur attendent les élections".

La logistique et le recensement des morts sont les enjeux de la tenue des élections

Pour contrôler le vote, c’est une organisation indépendante des partis politiques turcs, fondée en 2014 pour surveiller le processus électoral avec neutralité, qui signalera les éventuelles irrégularités. Le 14 mai, le vote dans les régions affectées par le séisme, comme la province de Hatay, sera particulièrement scruté par ces observateurs volontaires de 'Oy ve ötesi' (Vote et ensuite). Ils sont plusieurs dizaines de milliers à travers toute la Turquie, des formations leur sont dispensées avant le jour du vote.

"Nous devons donc nous présenter à ces bureaux de votes bien informés et bien préparés. Le nombre de personnes décédées est très élevé et elles n’ont pas toutes été identifiées. Nous pouvons et devons nous assurer que l’identité d’un électeur est bien celle sur sa pièce d’identité, qu’il ne se fait pas passer pour quelqu’un d’autre. Nous devons le vérifier visuellement, car nous n’avons aucune autre possibilité de vérifier cela d’une autre manière. Mais si nous sommes prudents et attentifs nous pouvons éviter ce genre de fraude".

Savez-vous que je suis mort ?

Jusqu’à présent le nombre de disparu est estimé à 2000 personnes. Mais il ne s’agit pas d’un chiffre officiel, car dans de nombreux cas, seules des parties de corps ont été retrouvées. Il est arrivé qu’une personne ait été enterrée à la place d’une autre, sous une mauvaise identité. Comme ce monsieur qui présente son propre acte de décès : "Savez-vous que je suis mort ?"

L’association Oy ve Ötesi vient aussi en aide aux déplacés qui ont quitté leur domicile, plus de deux millions dans toute la Turquie. Certains ont migré vers d’autres villes épargnées, d’autres sont toujours dans des camps de rescapés dans des conditions très précaires et sans communication avec leur mairie. Les informations pratiques manquent. Pour pouvoir voter dans la ville où ils ont immigré, ils doivent avoir officiellement changé leur adresse. Seules 400.000 personnes ont effectué cette démarche selon l’association. Les autres devront donc retourner à leur ancienne adresse dans des villes détruites pour glisser leur bulletin dans l’urne. L’association a lancé une campagne de financement en ligne pour payer des billets de bus aux sinistrés, mais malgré cette solidarité cela reste un vrai défi en termes de transports.

La question est ouverte, les déplacés internes victimes du séisme, pourront-ils faire entendre leur voix le 14 mai prochain ?

► Découvrez dans le podcast ci-dessus, l’entièreté du reportage de l’émission Transversales.

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