"Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou", affirmait Nietzsche. Dorian Astor, grand spécialiste du philosophe allemand, prend appui sur cette phrase pour faire l’éloge de l’incertitude. Pourquoi est-il aujourd’hui urgent de parler en sa faveur ? Quels liens entretient-elle avec la science, la vérité, la foi ou encore le silence ? L’incertitude peut-elle nous rendre heureux ?
Le nouvel essai du philosophe Dorian Astor a pour titre La passion de l’incertitude (L’Observatoire).
Très jeune, Dorian Astor voulait toujours avoir raison mais il s’est vite rendu compte qu’on n’était jamais certain que de ses propres certitudes, de ses propres convictions, et que ce qui nous attachait aux choses était en réalité précaire.
"Nous avons tout des propensions très instinctives à certifier, à assurer, à être assertif. Quand je vois sur les réseaux sociaux la manière dont les gens expriment, imposent, font éclater leur opinion, leurs certitudes, font exploser leurs préjugés avec une violence passionnelle. C’est pour cela que j’essaie de parler de l’incertitude d’un point de vue pulsionnel."
Son premier objectif était de travailler sur l’histoire du scepticisme. Il voulait défendre le scepticisme très particulier de Nietzsche, cet 'ultime scepticisme' : une quête de la vérité, une passion de la connaissance, qui soit capable de ne pas réduire les équivocités, l’ambiguïté du sens ou l’absence de réponse. "C’est un scepticisme heureux pour la seule raison que c’est le meilleur remède contre toute forme de dogmatisme et de fanatisme, qui sont pour moi les deux dimensions possiblement pathologiques de la certitude."
Mais très vite, dans la vie et dans l’écriture, il s’est rendu compte que cette béatitude du scepticisme n’était pas tenable et que nous avions tous besoin de certitudes, et plus précisément de processus de certification, pour consolider nos certitudes.
Les climato-sceptiques
Pour Dorian Astor, les climato-sceptiques ne sont pas du tout sceptiques, ce sont des fanatiques. Par définition, un sceptique dirait : "Il y a des études, et certes un certain nombre de preuves, mais je ne peux dire ni oui ni non à cette chose-là, parce que nous n’en savons en réalité rien, parce que beaucoup de choses entrent en compte, donc je préfère suspendre mon jugement."
"Les sceptiques avaient un sentiment très fort du risque que comportait le jugement tranché, au sens strict de trancher quelque chose dans le réel, de dire : cela est ou cela n’est pas, c’est ainsi ou ce n’est pas ainsi. Pyrrhon, le grand sceptique, disait : ce n’est ni ainsi, ni non ainsi."
Les climato-sceptiques, explique Dorian Astor, sont des gens qui, souvent sans le moindre argument et parfois avec des arguments, décident de refuser, de dire non, de trancher face à une communauté scientifique, qui elle, est dans l’ensemble assez d’accord autour des mêmes résultats, et qui surtout ne cesse d’être dans cette procédure de certification, qui demande de la patience, du travail, entre expérimentations, vérifications, controverses, institutionnalisation,…
Et en face de ce long processus de certification scientifique, eux vont dire : non, je ne suis pas d’accord, on nous trompe. Cette volonté de ne pas être trompé, qui est fort légitime, est devenue une espèce de paranoïa délirante qui fait qu’on estime que ces scientifiques, qui apportent leurs preuves, veulent nous tromper, pour de sombres questions idéologiques.
Nous nous trouvons sidérés, c’est le mot qu’utilise Bruno Latour, nous sommes dans un état de sidération, nous sommes comme paralysés face à la catastrophe climatique. Et cela se décline en plusieurs réactions, qui vont de l’hystérie complotiste à un repli épicurien sur soi. Nous nous trouvons dans un désarroi, un aveuglement, une paralysie, une apathie, qui fait que nos puissances d’agir sont paralysées par ce fait.
"Nous sommes incapables d’être dans le processus de certification, qui est un processus de l’action, donc nous n’agissons pas. La catastrophe climatique n’est pas pour nous un processus, et c’est en ce sens qu’elle devient un fantasme, une fin du monde, un jugement de Dieu, ou tout ce que vous voulez. Et à ce compte-là, on comprend presque les climato-sceptiques et les complotistes, qui nous disent : arrêtez d’être pessimistes, tout ira bien, et on se retrouve dans cette situation où c’est de la pure opinion. Et ces opinions sont entièrement déterminées par des affects et, comme il y va du monde, prennent des proportions impressionnantes."
Les enfants ont besoin de certitudes
Les processus de certification, par lesquels le vivant s’assure, se consolide, se rend capable d’affronter le monde, sont assurés en premier lieu par les parents, puis par d’autres référents. Ce sont des processus d’individuation. Acquérir des certitudes veut dire s’individuer, et cela prend du temps, explique Dorian Astor.
"La figure paternelle, qui est tout aussi bien la figure de la loi ou la figure de Dieu, concentre en elle toutes les certitudes, les certitudes absolues, les dogmes, qu’on peut appeler l’arbitraire, et empêche les enfants de développer ces processus de certification. C’est comme si toute la quantité de certitudes était entièrement concentrée dans le père. Et cela, ça s’appelle l’arbitraire, l’injustice, la violence de la loi."
Face à l’angoisse de l’avenir, à l’incertitude que nous avons face à ce que nous ignorons, le plus ou moins de force, de courage, de confiance que nous pouvons avoir est entièrement lié à ces processus passés de certification. Cette incertitude du passé détermine entièrement notre rapport à l’incertitude de l’avenir, affirme Dorian Astor.
Aborder l’avenir avec confiance, avec curiosité, avec courage, avec patience, nous ne le pouvons qu’en fonction des forces, des certifications qui nous ont été données.
L’incertitude et la foi
Il y a une confiance en l’avenir de la part du fidèle, non pas parce qu’il aurait la foi, mais parce qu’il aurait la certitude ou la confiance qu’il est aimé de Dieu. L’idée que Dieu tout-puissant nourrirait pour nous un amour personnel, c’est, pour Dorian Astor, un narcissisme d’enfant gâté.
"On ne prouve pas la foi, explique Dorian Astor. Pascal dit : il faut parier, il faut sauter dans l’absolu. On ne peut pas calculer les chances que Dieu existe et que notre âme sera sauvée. C’est incalculable parce que c’est de l’ordre de l’infini. On ne peut avoir confiance que sans preuves. Ou sinon on s’attend à quelque chose. Ce calcul-là n’a rien à voir avec l’abandon à l’absolu, à l’infini que nécessite toute foi. On parle là de foi religieuse, mais la foi dans le monde, c’est la même chose."
Ecoutez ici l’entretien complet, le développement de ces réflexions, dans Et dieu dans tout ça ?