La crise sanitaire provoque une perte de repères. En Tête à tête est une série de podcasts, de grands entretiens avec des femmes politique, sociologue, philosophe, ou autrice pour essayer de comprendre le séisme que nous traversons.
Retrouvez ici le premier podcast de cette série avec Christiane Taubira, femme politique et écrivaine.
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EPISODE 2 : Dominique Méda
La sociologue et philosophe Dominique Méda, qui dirige l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso) à l’Université Paris-Dauphine invite à repenser la hiérarchie et la reconnaissance des métiers où les femmes, sont en première ligne dans cette lutte difficile, contre le coronavirus. Cette guerre sanitaire sans précédent affiche l’absurdité du monde du travail. On travaille oui, mais pourquoi ? Pour quelle société ? L’expression est à présent consacrée : il y aura un avant et après, Covid-19. Mais quelle rupture pourrait être envisagée pour les femmes ?
Entretien mené par Safia Kessas
Comment vivez-vous ce confinement ?
On fait nos cours avec des logiciels particuliers, on fait des réunions avec nos laboratoires de manière très régulière. Donc, à part le contact très important avec les collègues et les étudiants, ça ne change pas énormément les choses.
Il n’y a pas de nouvelles habitudes qui s’installent avec le confinement ?
Le télétravail prend beaucoup plus de place, il faut mettre des barrières strictes pour éviter l’espèce de brouillage généralisé.
Avez-vous l’impression que ce brouillage généralisé concerne davantage les femmes ?
Dans le cas des familles monoparentales, il est évident que, comme d’habitude, tout leur retombe dessus. Ce qui est extrêmement intéressant, c’est de voir chez des couples biactifs comment les tâches familiales et ménagères sont réparties. On va voir aujourd’hui comment ce volume supplémentaire de tâches est partagé entre les couples et si les femmes vont réussir à repasser une partie suffisamment importante aux hommes.
Quelle est la place du travail pour l’individu dans le contexte de cette crise ?
En France et en Belgique, on est très nombreux à dire que le travail est très important. Cette crise va certainement encore renforcer cette importance accordée au travail. Jusqu’à aujourd’hui, il n’y avait que les chômeurs, les intermittents qui faisaient l’expérience du manque de travail et la souffrance que cela génère : manque de revenus, de liens sociaux. Il y a un grand nombre de personnes, qui perdent leur travail ou sont désoeuvrées à la maison, qui vont comprendre les fonctions assurées par le travail. Le travail structure notre temps, donne du lien social. On va se rendre compte que le travail a des dimensions importantes que l’on avait peut-être un peu négligées. Les contacts, les paroles, les sourires...
Pourquoi dites-vous que le travail risque de prendre une part encore plus grande ? N’y aura-t-il pas une envie de mieux répartir le temps personnel et le temps de travail ?
On fait face à plusieurs expériences en ce moment. D’abord, l’expérience de manque du travail. On fait aussi l’expérience de la lourdeur des activités domestiques et familiales. Il va y avoir une envie de retrouver le travail, y compris pour les gens qui trouvaient leur travail un peu pénible. En revanche, on n’aura peut-être plus envie des métiers que l’on exerçait ou de la façon dont on les exerçait. Un des enseignements que l’on peut tirer de cette crise, c’est que ce qui nous saute à la figure aujourd’hui, c’est qu’il y a quelques métiers qui sont absolument essentiels, déterminants, vitaux. Et puis, il y a toute une série de métiers que l’on ne voit plus. La hiérarchie des métiers, du prestige social, de la reconnaissance et des rémunérations semble très différente de la hiérarchie de l’utilité sociale. Une grande partie des métiers en première ligne font partie des métiers qui sont les plus mal payés de la société et souvent très peu considérés. Ce sont aujourd’hui ces gens-là, et particulièrement les femmes, qui sont en première ligne pour nous permettre de vivre en ayant peur de transmettre le virus, de l’attraper aussi. Auxiliaires de vie, aides à domicile, aides-soignantes, personnel de nettoyage, caissières...., voilà des métiers ultra féminins, ultra mal payés, sous-rémunérés chroniquement et qui sont ceux aujourd’hui grâce auxquels nous pouvons continuer à vivre.
La hiérarchie des métiers, du prestige social, de la reconnaissance et des rémunérations semble très différente de la hiérarchie de l’utilité sociale. Une grande partie des métiers en première ligne font partie des métiers qui sont les plus mal payés de la société et souvent très peu considérés
Pourquoi ces métiers sont-ils aussi dévalorisés ? Est-ce que c’est une vision masculine du travail qui est valorisée ?
Les grilles de classification, qui ont été forgées pour déterminer les salaires, ont été en effet conçues par des hommes. Des chercheuses se sont intéressées à ces grilles et ont montré combien ces grilles étaient différentes des grilles des emplois occupés par les hommes : pour les femmes, les compétences sont naturelles, donc cela ne mérite pas de rémunération (sic) tandis que, pour les métiers masculins, on va détailler, préciser les compétences techniques que ça demande et qui vont attirer une rémunération plus importante. Il y a aussi un rapport de force. Dans des métiers comme aide à domicile, caissière, il y a peu de syndicats, de mobilisation. Une rémunération, une valorisation, c’est à la fois un construit social et le résultat d’un rapport de force.
Avec cette crise, on a à la fois les métiers qui sont fragmentés, mal rémunérés et, en même temps, très exposés au virus et mal protégés alors ?
Les salariés n’étaient pas protégés quand la crise sanitaire s’est installée. Il a fallu plusieurs semaines avant que se mettent en place certaines mesures de protection (vitres en plexiglas, masques, gel, gants...). Si certains salariés voulaient se retirer, ils étaient menacés de licenciement par leurs employeurs. Les travailleurs ont continué à se rendre au travail la peur au ventre en prenant des risques et pour vendre des produits non essentiels. Il vaudrait mieux mettre en place une économie de guerre et définir une liste des produits essentiels comme c’est le cas en Italie.
Ces ouvriers, ces ouvrières sont-elles aussi des personnes racisées issues de l’immigration ?
En grande partie et de plus en plus car des salariés sont malades ou se retirent et un certain nombre d’enseignes font appel à toute la main d’œuvre disponible. Ce sont pour la plupart des personnes classiquement discriminées, c’est-à-dire une main d’œuvre féminine, jeune, racisée, contrainte d’accepter ces postes. On profite de la faiblesse de ces personnes pour les confronter à un risque qu’elles ne devraient pas prendre.
Par rapport au défi que représente cette transition écologique et sociale, est-ce une opportunité d’entraîner toutes ces classes populaires à un changement ?
Cette crise que nous traversons est atroce et va mettre notre économie dans une situation épouvantable. Dans la crise écologique, ce que nous risquons avec les cyclones et les tempêtes, les sécheresses, les pénuries, c’est que nos fondements et nos capacités de production soient attaqués. La crise que nous vivons en ce moment, c’est un coup de semonce qui nous montre que nous devons exclusivement nous préparer pour éviter la crise écologique.
Nous devons penser à une reconstruction complète de notre économie sur d’autres bases. Il faudra que l’on ait de nouveaux modes de consommation beaucoup plus sobres. Il va falloir assurer les fonctions essentielles d’une société en étant autosuffisants.
Quel est le lien entre la sobriété et cette autosuffisance ?
On achète beaucoup de textile en Asie à bas prix, cela nécessite une utilisation astronomique de ressources précieuses comme l’eau, des produits chimiques. La sobriété, ce serait d’acheter cinq T-shirts/an en France au lieu de cinq T-shirts/mois en Chine par exemple. Les T-shirts seraient évidemment plus chers mais aussi plus durables.
Peut-on faire le lien entre sobriété et rémunération parfois très, très haute ?
La sobriété, c’est une capacité à se modérer alors que la modernité nous incite plutôt à ne pas avoir de limites. La sobriété, c’est aussi remettre de la mesure dans la hiérarchie des salaires. Aujourd’hui, on est dans une folie absolue avec des rémunérations exorbitantes qui sont permises pour certains.
On voit dans les premiers sondages que les gens ont envie de changement.La crainte que l’on peut avoir, c’est que nos dirigeants nous préparent une relance économique " brune ", comme en 2008, qui aurait pour conséquence d’accroître à nouveau les émissions de gaz à effet de serre, d’aggraver la crise climatique, ce qui serait évidemment une catastrophe. Mais, pour nos dirigeants, une relance " verte " ne serait pas assez rentable.
Esther Duflo, prix Nobel d’économie, balaie les craintes de l’endettement d’un revers de main en expliquant que ce sera un choix et qu’il ne s’agit pas de savoir si on a la crise de 2008 ou de 1929. La différence viendrait de la volonté de dépenser beaucoup d’argent aujourd’hui de façon juste.
L’économie tient dans nos politiques une place absolument considérable mais elle n’a pas été capable jusqu’à maintenant de raisonner en prenant en considération les flux matériels, les réalités physiques. Un certain nombre d’économistes aujourd’hui, qui raisonnent exclusivement en valeur monétaire, ont perdu le lien avec la réalité physique, biologique et naturelle de notre monde.
La discussion sur le retour de l’Etat-Providence a-t-elle du sens ? Ou alors faut-il amener une réflexion plus globale ?
Il faut bien remettre au centre les idéologies toxiques de ces trente dernières années qui nous ont amené à considérer comme normal le démantèlement de l’état, le démantèlement de nos grands services publics et le démantèlement finalement du code du travail.
Comment en arrive-t-on à accepter l’inacceptable quand on voit l’état de désespérance dans lequel se trouvait le système hospitalier en France avant cette crise ? C’est parce que ce démantèlement s’est fait brique par brique ?
Ceux qui nous dirigeaient ces trente dernières années étaient absolument convaincus de la justesse de leur politique. Ils avaient bonne conscience. Ils n’avaient pas totalement tort dans la mesure où on a tellement ouvert toutes les vannes de la globalisation, on a tellement libéralisé la circulation des capitaux. On s’est vraiment donné le bâton pour se faire battre.
A présent, nous sommes vraiment dans une situation où on est à la merci de ces grands flux de capitaux, de ces fonds d’investissement qui se posent où ils veulent, qui décident d’imposer des taux de rentabilité absolument monstrueux.D’une certaine façon, nos dirigeants étaient réalistes quand ils disaient " on ne peut pas faire autrement, il n’y a pas d’alternative ".
On a tellement tout déréglé que cela devient extrêmement compliqué de faire tout différemment. Si on veut reconstruire, il va falloir reconstruire les choses de manière internationale parce qu’on est dans un dumping social généralisé.
L’idéologie néo-libérale a joué un rôle de justificateur qui a donné bonne conscience à nos dirigeants.
Quelle est la place de la santé pour reconstruire ce nouveau monde ?
Il faut rompre avec le paradigme de la conquête et de l’exploitation qui est celui qui a prévalu jusqu’alors, c’est-à-dire que des hommes mettent la nature en coupe réglée pour la mettre au service de leurs besoins. Il faut mettre en place autre paradigme, une éthique de la terre faite d’amour et de respect. Au lieu de conquérir, d’exploiter, de fouiller, de violer la nature, il faut la respecter et l’aimer.
Il faut que la terre devienne l’objet d’un respect, d’un amour. La tâche qui nous incombe, c’est de prendre soin d’elle.
Sociologue et philosophe, Dominique Méda dirige l’Institut de recherches interdisciplinaires en sciences sociales à l’université Paris-Dauphine.