Belgique

D’Iran et d’Equateur vers la Belgique : reconstitution d’un des plus gros dossiers de narcotrafic

De l’héroïne est dissimulée dans ces rouleaux de roofing saisis au port d’Anvers.

© Tous droits réservés

Au port d’Anvers, les saisies de cocaïne se pèsent en dizaines de tonnes par an. Le lundi 4 juin 2018, les douaniers font une découverte un peu moins commune : 312 kilos d’héroïne. Cette fois, la drogue n’est pas passée entre les mains des fameux cartels d’Amérique du Sud. L’héroïne retrouvée provient de la région asiatique du Croissant d’or (Afghanistan, Iran et Pakistan), berceau historique de la fabrication d’opiacés au départ du pavot.

La cargaison interceptée au port débarque dans les conteneurs d’un navire parti d’Iran. Des rouleaux de "roofing", matériel employé pour couvrir les toits plats, servent de couverture pour le transport de la drogue. Les paquets illégaux de poudre brune, longs et fins, sont soigneusement embobinés à l’intérieur des couches de roofing, à la façon de lasagnes roulées.

Quai Saint-Léonard, à Liège

Destination officielle de la marchandise, selon les documents douaniers : quai Saint-Léonard, à Liège. L’adresse renvoie à un immeuble de façade grise, rive gauche de la Meuse. Il abrite alors le siège de la société "Continentale", prétendument active dans la vente en gros de boissons, viandes et matériaux divers nécessaires à la préparation de pitas.

L’entreprise sert en réalité de paravent pour les opérations d’importation illégales. Après un passage dans des entrepôts de stockage liégeois, la drogue est transportée par la route vers Breda, aux Pays-Bas.

L’héroïne était embobinée dans le matériel de construction.

La SPRL " Continentale " inspire le nom du dossier judiciaire : " breakfast " (petit-déjeuner). Référence au petit-déjeuner " continental ". Traditionnellement, les enquêteurs choisissent un nom de dossier qui permet aux policiers et aux magistrats concernés de l’identifier facilement, tout en ne dévoilant rien du contenu et de l’ampleur de ce dossier aux autres intervenants.

Saisies en série sur la route de l’héroïne

À Anvers, ce n’est ni la première fois, ni la dernière fois que les trafiquants perdent un chargement d’héroïne. Quelques mois plus tôt, au printemps 2017, ils s’étaient retrouvés délestés de 103 kilos, débusqués dans un transport de ciment à la frontière entre la Turquie et l’Iran. Trois camions chargés roulaient en convoi lorsqu’ils ont été arrêtés à l’occasion d’un contrôle de routine. La marchandise devait être livrée à une entreprise de Turnhout.

En octobre 2019, un membre de l’organisation criminelle est arrêté en flagrant délit sur le territoire iranien après une tentative d’exportation de 176 kilos. L’héroïne est une nouvelle fois dissimulée dans du roofing.

En 2016, 21 kilos d’héroïne sont saisis aux Pays-Bas. Les investigations belges permettent de remonter jusqu’à l’organisation criminelle visée par l’enquête "breakfast".

À la suite d’une interception, la même année, de 260 kilos dans une cargaison de pièces d’automobiles, le service régional de police judiciaire (SRPJ) de Lille identifie des liens étroits entre des acteurs français du trafic et des acteurs du dossier belge.

Une saisie de 260 kilos d’héroïne a amené les policiers belges et français à coopérer dans une équipe commune d’enquête.
Une saisie de 260 kilos d’héroïne a amené les policiers belges et français à coopérer dans une équipe commune d’enquête. © Tous droits réservés

Par ailleurs, un suspect a été inquiété dans un dossier de 2015 relatif à la saisie de 146 kilos dans les docks du port d’Odessa, en Ukraine.

Les routes empruntées par l’organisation criminelle, dévoilées au fil des saisies et des investigations, correspondent en de nombreux points aux constatations générales de l’agence européenne de coopération policière Europol. Dans le rapport "serious and organised crime threat assessment" publié l’année dernière, Europol écrit que "le trafic d’héroïne vers l’Union Européenne semble suivre un certain nombre de routes établies, comme la route des Balkans depuis la Turquie à travers la région des Balkans ou la route du Caucase du Sud via l’Iran, la Turquie, la Géorgie et l’Ukraine".

Lorsqu’elle arrive jusqu’aux consommateurs, l’héroïne est injectée ou inhalée, entraînant rapidement une tolérance et une forte addiction.

Un Iranien en contact avec les services secrets de son pays

La composition du réseau démantelé en Belgique par la police judiciaire fédérale est également le miroir d’un modèle connu. Les protagonistes sont de nationalité turque, iranienne ou ayant la double nationalité néerlandaise et turque, belge et turque.

Europol explique que "la région d’origine de l’héroïne exportée vers l’Europe comprend de nombreuses communautés basées dans différents pays et de part et d’autre des frontières". L’agence note, à titre d’exemple, que "les suspects impliqués sont souvent d’origine kurde, mais peuvent être de nationalité turque, irakienne ou iranienne et avoir aussi la citoyenneté européenne".

Des renseignements en échange de services

Particularité du dossier traité par la justice belge : l’homme de nationalité iranienne chargé de prendre des contacts avec les fournisseurs d’héroïne et de dialoguer avec les transporteurs et les autorités iraniennes, aurait travaillé pour les services secrets de son pays. "Il semble crédible qu’il a eu des contacts […] et qu’ils l’ont sollicité pour obtenir des renseignements en échange des services à son profit", apprend-on dans un jugement du tribunal de première instance de Liège prononcé le 26 janvier de cette année.

Jamal V. possède manifestement de nombreux contacts et une faculté importante de se déplacer. Un téléphone portable lui appartenant a été localisé en Iran, en Croatie, en Allemagne, en Autriche, en Slovénie et dans différentes villes aux Pays-Bas. L’analyse de l’appareil fait apparaître des contacts au Mexique, en Ukraine, au Kenya, aux Etats-Unis, en Suède ou encore en Turquie. "Des contacts qui ne se justifient que par l’activité liée au trafic de stupéfiants", jugeait alors le tribunal.

Héroïne et cocaïne, de la drogue de toutes les couleurs

En 2018 à Anvers, les douaniers belges saisissent donc de l’héroïne. Ils auraient tout aussi bien pu tomber sur de la cocaïne. Le 9 décembre 2016, un chargement de 3200 sacs de granulés de sel est bloqué au port de Guayaquil, en Equateur. Les conteneurs étaient attendus en Belgique par la société "Rizzuti", une entreprise de commerce de fruits et légumes installées dans un zoning anversois avant de déménager à Grivegnée, en périphérie de Liège.

11,85 tonnes de cocaïne, dissimulés dans des sacs de granulés de sel.
11,85 tonnes de cocaïne, dissimulés dans des sacs de granulés de sel. © Ministère de l’Intérieur, Equateur

Au port de Guayaquil, les douaniers procèdent à l’analyse des sacs de sel. Sur base de renseignements, la section "stup" de la police nationale équatorienne a ciblé quatre conteneurs. Nom de code de l’opération : avalanche. L’analyse se révèle positive. Le test d’identification rapide fait apparaître une coloration bleue, attestant de la présence de cocaïne. Dans 474 sacs. À raison de 25 kilogrammes par sac, les douaniers totalisent la quantité astronomique de 11,85 tonnes de cocaïne à destination de la Belgique.

Lien entre la découverte d’héroïne au port d’Anvers et la saisie de cocaïne au port de Guayaquil ? Quelques entreprises, créées et tenues par un petit groupe de personnes pour servir de couverture à des activités illégales. Les enquêteurs belges de la PJ ont ainsi repéré Rehmetullah B. et Bulent A., le logisticien de l’organisation criminelle. Pour régler les formalités administratives et l’organisation des transports de stupéfiants jusqu’au lieu souhaité, Bulent A. se reposait entre autres sur les sociétés "Continentale" (destinataire officiel des rouleaux de roofing renfermant l’héroïne) et "Rizzuti" (destinataire des sacs de sels).

Des sociétés importatrices fantômes

Le dossier judiciaire porté devant les tribunaux par le parquet fédéral relève une quarantaine d’importations suspectes de sel, de matériaux de construction, d’eau pétillante ou encore de filtres à charbon en provenance des pays producteurs de cocaïne et d’héroïne. Les policiers n’ont trouvé aucun lien entre ces marchandises et l’activité officiellement déclarée des sociétés importatrices. D’autre part, le bénéfice retiré des transactions commerciales semble avoir été pratiquement nul, à considérer les activités comme légales.

L’actif illégal potentiel se monterait à plus 5 milliards d’euros

De quoi corroborer les soupçons de sociétés fictives utilisées à des fins criminelles. Par exemple, en matière d’importation de sel uniquement, 17 cargaisons ont été recensées au total. Après l’interception des 11,85 tonnes de cocaïne à Guayaquil, les sociétés importatrices ont cessé toute activité. "Il est donc raisonnable de penser que les précédentes importations étaient également illégales", indique un enquêteur. "Dans cette hypothèse, on peut supposer que l’actif illégal potentiel se monterait alors à plus 5 milliards d’euros", calcule-t-il.

"Les quantités dépassent l’entendement", a souligné le procureur fédéral Julien Moinil lors de l’audience au procès. Le procureur s’est interrogé sur le travail à mener pour mieux contrôler la concordance entre les activités déclarées d’une entreprise et les importations effectivement réalisées. "L’importation de quantités insensées de sel ou d’eau pétillante pour des snacks à pitas devrait directement alerter les autorités", selon Julien Moinil.

Le test d’identification rapide de la cocaïne fait apparaître une coloration bleue.

Le décryptage de communications échangées par le logisticien Bulent A. sur l’application EncroChat utilisée par les criminels dit aussi beaucoup de l’envergure du groupe et de ses ramifications. Dans les conversations en langage parfois codé, il est question de stupéfiants de différentes sortes (cocaïne, drogues de synthèse, haschich, …) et de transactions avec la Colombie, l’Equateur, le Brésil, le Panama, l’Iran, le Pakistan, la Chine, la Norvège, l’Ukraine, la Roumanie, l’Allemagne et l’Espagne.

Le dirigeant de l’organisation en fuite, sous mandat d’arrêt international

Qui tirait les ficelles du réseau et donnait les ordres ? "Dayi", selon les éléments récoltés lors des auditions. Dayi est le surnom de Mehmet G., né en Turquie en 1955 et déjà condamné en Suisse à 18 ans de prison pour trafic d’héroïne au début des années 90. Lors du procès, le procureur fédéral a regretté de "ne pas pouvoir requérir plus de 15 ans à l’encontre d’une personne déjà lourdement condamnée pour des faits similaires", le maximum de la peine étant en Belgique de 15 ans d’emprisonnement pour le dirigeant d’une association en matière de stupéfiants.

Collectionneur de fausses identités comme en témoigne un nombre impressionnant d’alias, Mehmet G. est actuellement en fuite, visé par un mandat d’arrêt international en vue de purger les 15 ans de prison. Ce mardi, la cour d’appel de Liège a prononcé une peine de 11 ans d’emprisonnement à l’encontre de Bulent A., le logisticien considéré par les enquêteurs comme le lieutenant de l’organisation. La cour d’appel a retenu une peine de 7 ans pour Rehmetullah B. et de 6 ans pour Jamal V.

Inscrivez-vous aux newsletters de la RTBF

Info, sport, émissions, cinéma...Découvrez l'offre complète des newsletters de nos thématiques et restez informés de nos contenus

Articles recommandés pour vous