Tous les citoyens, sans distinction, auront-ils un jour le droit de se plonger dans les pages noires de notre histoire ? Celles écrites dans les archives de l’auditorat militaire, celles de la collaboration. 10 km de documents, principalement des dossiers d’instruction, concernant les personnes soupçonnées d’avoir collaboré avec l’Allemagne nazie.
Une proposition de loi vient d’être déposée en ce sens alors qu’une quinzaine d’historiens appellent, encore une fois, à plus de facilité d’accès, dans une carte blanche publiée dans le Standaard.
Antoine, enfant de collaborateur, lance le même appel
Antoine (nom d’emprunt), 67 ans, enfant de collaborateur, lance, lui aussi, le même appel. Adolescent, il découvre un lourd secret de famille. Son père était un SS de la Légion Wallonie. Il s’est battu en Russie, pour l’Allemagne nazie.
En 2010, il commence une psychanalyse. Il se rend alors compte de l’impact de ce lourd secret de famille sur lui, et sur ses proches. En 2017, il entame des recherches. Au bout de quatre mois, il a accès au dossier de son père : “Il y avait le dossier répressif — l’instruction du procès, et le dossier moral — tout ce qui concerne son comportement pendant sa détention et pendant l’instruction. J’ai appris des choses mais je suis resté sur ma faim.”
Les quatre amis de mon père, dont mon parrain, étaient des anciens SS. Mais là j’ai eu porte close, j’ai eu accès au dossier de mon père, point barre.
Antoine a en fait passé toute son enfance avec, pour seuls référents adultes masculins, d’anciens SS. “Les quatre amis de mon père, dont mon parrain, étaient des anciens SS. Il les avait connus sur le front.” Antoine voudrait donc aussi en savoir plus sur eux, à la fois pour mieux connaître son entourage, mais aussi parce qu’il estime que leurs parcours pourraient éclairer celui de son père. “Mais là j’ai eu porte close, j’ai eu accès au dossier de mon père, point barre.”
L’aval du Collège des Procureurs généraux
Les archives de l’auditorat militaire ne sont en effet pas accessibles à tout le monde. Après la suppression des juridictions militaires, en 2003, leur gestion a été confiée au Collège des Procureurs généraux. En 2015, elles ont été transférées aux Archives de l’Etat mais l’accès à ces archives est resté du ressort du Collège. Il doit toujours donner son accord, au cas par cas.
Seuls les chercheurs professionnels peuvent avoir accès aux dossiers : les membres du corps académique, les chercheurs FNRS, les doctorants et les étudiants en Master d’Histoire. Historiens amateurs, généalogistes, journalistes, juristes, passez votre chemin.
Les descendants peuvent aussi faire des recherches, mais à une série de conditions. Dans la pratique, nous dit Pierre-Alain Tallier, chef de section "Archives contemporaines" aux Archives de l’Etat, les descendants directs, et même ceux au 3e degré (neveu ou nièce), obtiennent le plus souvent l’accès, mais la motivation argumentée de leur demande reste importante. “Le collège veut éviter des demandes à caractère purement généalogique, de personnes qui s’intéressent plus à la carrière ou au devenir d’un aïeul plutôt que réellement au dossier d’instruction.”
Le besoin d’ouvrir plus grand les portes
Quoi qu’il en soit l’histoire d’Antoine montre bien le besoin qu’il y a d’ouvrir plus grand les portes. Les historiens, de leur côté, disent recevoir de nombreux mails, des cris du cœur de gens qui cherchent des réponses et qui leur demandent leur aide.
Je suis encore régulièrement contacté par des gens qui n’ont pas obtenu l’accès au dossier de leurs ascendants directs.
"Je suis tout de même encore régulièrement contacté par des gens qui n’ont pas obtenu l’accès au dossier de leurs ascendants directs. Ça me met mal à l’aise, je ne peux pas les aider !” nous confie Pieter Lagrou, professeur d’histoire contemporaine à l’ULB et coauteur de Papy était-il un nazi ? Sur les traces d’un passé de guerre (Editions Racine).
Le risque de trouble à l’ordre public
“Il y a deux arguments principaux pour limiter l’accès à ces dossiers. Le premier, c’est la protection de l’ordre public, or, en 2021, ce n’est pas sérieux de dire que cela pourrait provoquer des troubles ! Au contraire ! Le deuxième, c’est la protection de la vie privée, or le RGPD (Règlement général sur la protection des données) ne s’applique pas aux personnes décédées. Et si des informations étaient susceptibles d’affecter des personnes vivantes, le droit pénal permet de toute façon de poursuivre pour calomnie. ”
Pierre-Alain Tallier, des Archives de l’Etat, trouve aussi ces arguments caducs : “Il y a des données à caractère personnel dans la plupart des autres archives aussi, le fonds le plus consulté est celui de la Police des Etrangers, et ça n’a jamais posé de problème ! Bien sûr, dans les archives de l’auditorat militaire, il y a des dossiers qui concernent des familles importantes au niveau économique ou politique. Mais ces réalités sont déjà connues.”
Bien sûr, dans les archives de l’auditorat militaire, il y a des dossiers qui concernent des familles importantes au niveau économique ou politique.
Pour lui, comme pour les historiens, il faut considérer ces archives de la collaboration comme les autres, les traiter de la même manière, et donc les rendre publiques. Ils estiment par ailleurs que tous les citoyens devraient être égaux dans leur accès à l’information.
Les autres pays n’ont connu aucun problème
“Les gens veulent comprendre, sans forcément juger, poursuit Pierre-Alain Tallier. La vérité judiciaire aide à comprendre. Il y a là un côté cathartique, cela permettrait d’atténuer des conflits, plutôt que de provoquer des troubles”.
Plusieurs personnes font également remarquer que les pays qui ont ouvert leurs archives, comme la France en 2015, n’ont rencontré aucun problème.
Les archivistes inondés de demandes
En Belgique, la demande est là : les deux agents qui s’occupent de ces questions aux Archives de l’Etat sont débordés. Ce sont eux qui vérifient tous les éléments des demandes d’accès, avant de les transmettre au Collège des Procureurs généraux. Au 1er mai, ils en avaient déjà reçu autant qu’en octobre l’année précédente (230 environ au 1er mai 2021, contre environ 368 pour toute l'année 2020, et 187 en 2018). Depuis la diffusion, par la RTBF, du documentaire “Les enfants de la collaboration”, les demandes côté francophone ont considérablement augmenté.
Une proposition de loi, et un ministre réticent
Une proposition de loi vient donc d’être déposée par le député fédéral André Flahaut (PS). Elle vise à rendre les archives de la collaboration “publiques et librement consultables”. L’objectif est de renforcer la transparence de l’Etat, et de permettre un travail de mémoire, par tous les citoyens.
Le ministre en charge, Vincent Van Quickenborne (ministre de la Justice OpenVLD), nous dit exclure l’idée d’ouvrir l’accès aux dossiers à tout un chacun. “Même pour de vieux dossiers, le droit à la vie privée doit être préservé”.
Antoine continue d’espérer
Antoine, lui, continue d’espérer un changement. “C’est l’ignorance qui crée des problèmes, dit-il, plus que le savoir.” Il se demande toujours si son père a commis des crimes de guerre lorsqu’il était sur le front de l’Est. La réponse, ou ne fût-ce qu’une partie, est peut-être dans ces fameuses archives.