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Dettes et gestion calamiteuse du projet Cristal Park à Seraing : ce qu'en savaient les politiques

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Les politiques sérésiens auraient-ils dû se méfier du Cristal Park, ce projet, au point mort, de réhabilitation commerciale du site des anciennes cristalleries du Val Saint-Lambert ? L'idée date de 2002. Le Cristal Park devait permettre de créer 1000 emplois. Sur le site, on les attend toujours. Le sujet a été évoqué la semaine dernière au Parlement wallon. Il le sera encore ce lundi soir au conseil communal de Seraing. La RTBF et Le Vif ont pu se procurer un épais dossier de documents internes.

Des alertes depuis longtemps

Nombre de ces documents montrent que depuis pas mal d’années, Immoval, la société qui porte le projet à partir de 2004, ne paie pas volontiers ses fournisseurs. La gestion confuse, l’extrême lenteur à concrétiser l’idée, les politiques sérésiens – et plus largement liégeois – ne pouvaient que les connaître.

En juin 2009, l’alerte clignote déjà. Un rapport du réviseur évoque l’article 633 du code des sociétés. Ça veut dire que dès cette époque "[…] l’actif net de la société […] est réduit à un montant inférieur à la moitié du capital social. […]". Dans ce cas, la loi impose aux administrateurs de "délibérer sur la dissolution éventuelle de la société et éventuellement d’autres mesures annoncées dans l’ordre du jour." Le point sera évoqué tous les ans à partir de 2008 et au moins jusque 2016.

Le 19 octobre 2009, Pierre Grivegnée, celui qui est chargé de développer le projet, s’inquiète au Conseil d’administration. 250.000 euros de la Ville n’arriveront "que sur le budget 2010". Il insiste : "cela pourrait poser un réel problème de trésorerie à IMMOVAL". Les PV de Conseil d’Administration que la RTBF et Le Vif ont pu se procurer montrent que la situation reste tendue dans les années qui suivent.

Pierre Grivegnée
Pierre Grivegnée © RTBF – François Braibant

Or, qui siège au conseil d’administration d’Immoval et a dû entendre parler de ces difficultés ? Pour grande partie des politiques, notamment sérésiens : Salvatore Todaro (MR), l’échevin Eric Van Brabant (PS), Chantal Bajomée (PS), l’échevin Philippe Grosjean (PS), l’ancien bourgmestre Jacques Vandebosch (PS), Robert Mayeresse (PS), Jean Mathy (PS), Fabian Culot (MR), Déborah Géradon (PS, qui démissionne après un an), Alain Decerf (PS), Jean-Luc Pluymers (ancien chef de cabinet de Guy Mathot). L’ancien secrétaire communal Michel Stultiens, Julie Fernandez Fernandez (PS), Gilbert Van Bouchaute (PS), Stéphanie De Simone (PS), Georges Pire (MR), Dominique Drion (cdH) et André Gilles (PS) y ont siégé aussi, entre autres.

Optimisme politique de façade

En public, l'atterrissage rapide et les mille emplois, on y croit ou on feint l’optimisme. Dans le verbatim du conseil communal du 16 juin 2014, le bourgmestre Alain Mathot assure que "l’hôtel est signé, le promoteur de bureaux a signé, l’Aquapark est signé, le Mini-Europe est signé, le lotissement […] est en cours, […] le projet commercial […] est signé. L’ensemble du projet maintenant est dans le pipeline […]".

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Pourtant, quatre mois plus tard, Pierre Grivegnée écrit aux membres du comité exécutif d’Immoval que " cela fait maintenant un an que la stratégie financière n’aboutit pas et la situation est difficile. " Ça ne s’est jamais réellement amélioré, malgré l’implication personnelle d’Alain Mathot (PS) et Dominique Drion (cdH) pour trouver du cash auprès d’Ogeo Fund, le fonds de pension des intercommunales liégeoises.

Les certitudes assénées en juin 2014 ne racontent pas exactement la même histoire que, par exemple, le conseil d’administration de décembre 2015. Pierre Grivegnée y remercie Alain Mathot et Dominique Drion, présents ce jour-là autour de la table, "d’avoir consacré ce […] temps à la poursuite des négociations et de nous faire rapport sur celles-ci. Monsieur Mathot rappelle l’ensemble des contacts et préaccords pris depuis plusieurs mois et qui, pour des raisons spécifiques aux différents partenaires, n’ont pas pu aboutir dans les délais espérés et souhaités."

© RTBF – François Braibant

Entre la confiance affichée au conseil communal et les mots prononcés au conseil d’administration d’Immoval, Jean-Luc Pluymers, ancien président de ce CA, admet une communication politique contradictoire avec la situation réelle du projet, mais pense “qu’elle est due à l’optimisme combiné des deux protagonistes Pierre Grivegnée et Alain Mathot.”

Alain Mathot suit-il encore l’affaire Cristal Park ? Il se chuchote que oui. Lui affirme au contraire qu’il en a terminé avec la politique. Quoi qu’il en soit, il s’y est personnellement impliqué quand il était bourgmestre de Seraing… tout en assurant au conseil communal qu’Immoval “est une société privée” et utilisant cet argument pour refuser au conseiller PTB Damien Robert les informations demandées.

Interrogations et inquiétudes

Les politiques paraissent, à plusieurs moments, avoir eu des doutes. Au conseil communal de décembre 2015, le conseiller libéral et administrateur d’Immoval Fabian Culot l’exprime sans détour : "Je suis un administrateur inquiet par rapport à la situation financière d’Immoval […] on est dans une situation relativement floue et un peu inquiétante pour ce projet." L’écologiste Jean Thiel abonde dans le même sens : “Je me range à l’inquiétude de Fabian”.

Des doutes sont exprimés y compris à propos de la cheville ouvrière du projet. Dans une lettre de 2011, et qui commence par les mots “Cher Alain, Cher Jean-Luc”, Pierre Grivegnée se défend de soupçons qu’il croit avoir perçus à son encontre.

"Je suis désolé de voir à quel point une " discussion de bout de table " avec vous ce mercredi ait pu dégénérer de cette manière.

Les questions d’Alain avaient trait à la composition de l’actionnariat d’IMMOVAL (qui a quoi dans l’actionnariat) et je ne pense pas avoir réellement perçu qu’il s’agissait d’une demande de situation complète de trésorerie quant aux fonds engagés. […]

 Je comprends que la réunion avec Meusinvest s’est soldée par un échec mais je ne comprends pas qu’elle ait pu tourner à une telle suspicion à mon égard sur un potentiel détournement ou confusion de patrimoine de près de 3 millions d’Euros, si j’ai bien compris !"

Cette lettre est-elle parvenue à Alain Mathot ? L’ex-bourgmestre de Seraing nous a répondu qu’il ne se souvenait ni du message, ni de l’événement qu’il relate, que d’autres que lui sont prénommés Alain, que la lettre ne lui était sans doute pas adressée… et il a mis fin à la conversation. Jean-Luc Pluymers, l’autre destinataire, se remémore “qu’à un moment donné, il y a eu de grandes discussions sur les montants engagés dans le cadre d’Immoval et qu’Alain Mathot avait demandé des enquêtes complémentaires sur l’argent dépensé par Immoval. Il y avait eu une enquête interne diligentée par Meusinvest si mes souvenirs sont bons. L’enquête avait démontré qu’il n’y avait pas eu le moindre centime détourné”.

Chaussures, course automobile, désordre comptable et carte de crédit résiliée

Jean-Luc Pluymers ne considère pas l’ex-patron du Cristal Park comme quelqu’un de malhonnête : “je ne le vois pas comme ça, que du contraire. Il a dépensé une bonne partie de l’argent de sa société dans ce projet.” Il assure qu’au comité exécutif, l’aspect financier “était abordé à chaque réunion et qu’il était demandé en permanence à Pierre Grivegnée des comptes à propos de chaque centime dépensé.”

Cependant, certaines de ses dépenses posent question. En juin 2010 Immoval règle une facture de 13.600 euros à Jean-Michel Lestienne, courtier en assurance français spécialiste de la course automobile, sport que pratique Pierre Grivegnée au moins jusque 2014, sur Porsche et Aston Martin. De plus, des extraits de compte liés à la carte de crédit d’Immoval montrent des achats et retraits qui semblent privés, des réservations d’hôtel, notamment à Eurodisney. Une dépense de 360 euros en 2008 est identifiée "JM Weston", ce qui peut correspondre à un achat de chaussures.

JM Weston, magasin de chaussures à Bruxelles
Réservation à Eurodisney
Facture payée par Immoval à un courtier en assurances spécialiste de la course automobile
Le Moulin de Lisogne est un hôtel qui propose des cabanes dans les bois

Une source (qui ne souhaite pas être reconnue) nous assure que ces dépenses privées étaient "compensées en fin d’exercice". Certaines lignes sont effectivement entourées ou marquées de fluo sur les extraits. Le fait que tout cela figure dans la comptabilité "montre qu’on n’a pas tenté de cacher" nous assure un acteur proche du dossier qui nous confirme cependant l’impression d’un "grand désordre comptable. C’était toujours la croix et la bannière pour obtenir les justificatifs”. Le même remarque que “quand un boulanger prend des sous dans son tiroir-caisse pour s’acheter des chaussures et les y remet le lendemain, ça va. Parce qu’il s’agit de deux poches différentes de la même personne. Mais quand il s’agit d’argent en partie public, ce n’est plus tout à fait la même chose.” C’est considérer Immoval comme "sa" banque privée.

En 2012 il a été décidé de résilier la carte de crédit d’Immoval dont se servait Pierre Grivegnée. Nous aurions aimé demander à l’ex-boss s’il était habituel pour un patron d’entreprise d’user du compte d’une société – dont une partie des capitaux sont publics – de cette manière, mais Pierre Grivegnée n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Dettes et lettres d’huissier

Ne pas payer les factures ou les payer en retard semble courant dans la galaxie des sociétés liées à Pierre Grivegnée et au projet Cristal Park. L’un de nos interlocuteurs use du jargon financier : “c’est une logique de cavalerie. Il y a du cash. On l’utilise pour financer le court terme. Et puis on verra bien comment on rembourse”. Dans les documents dont disposent la RTBF et Le Vif figurent plusieurs dizaines de rappels pour des factures impayées, des lettres d’huissiers, menaces de saisie et preuves tardives de paiements. Ces lettres sont adressées tant à Immoval, Valinvest, Speci et Cristal Discovery qu’à Pierre Grivegnée personnellement.

A titre d’exemples, voyez ce “dernier rappel avant poursuites judiciaires” envoyé en 2017 par l’ONSS, ce courrier recommandé adressé à SPECI et Valinvest pour une dette de 20.706 euros, cette menace d’action en justice de RESA contre l’asbl Cristal discovery pour une dette de 54.352 euros, ces 75.222 euros réclamés par huissier ou ces 28.155 euros réclamés en 2021 par Engie. Des dettes impayées d’Immoval, il y en a aussi chez Noshaq pour un million d’euros et chez Ecetia pour deux millions.

Une “overdose de projets”

“Je pense que monsieur Grivegnée, tel que moi je le connais, a énormément d’imagination” commente Jean-Luc Pluymers qui loue les qualités de l’ex-patron du Cristal Park, “mais en termes de gestion quotidienne, c’était… difficile. Il se plaignait d’être seul, mais quand on voulait l’entourer de personnes extérieures pour l’accompagner, ça ne durait jamais longtemps. C’est quelqu’un d’extrêmement indépendant qui ne voulait rendre de comptes qu’à un comité exécutif ou au conseil d’administration.”

Dans sa lettre de 2011 adressée à “Alain” et “Jean-Luc”, Pierre Grivegnée lui-même le reconnaît : " Je conviens que je ne suis pas un modèle du genre en matière de gestion administrative et en matière de gestion financière qui aurait pu être plus stricte […]." Ici pilote automobile, là investisseur immobilier et même écrivain amateur, toujours entre deux hypothèses financières, deux courriels, deux idées, l’homme semble ne pas avoir consacré 100% de son temps à la reconversion du Val Saint-Lambert. Sans doute n’y était-il pas obligé.

Jean-Luc Pluymers remarque que “Pierre Grivegnée est quelqu’un qui a toujours été dans des projets. Des projets qu’il ajoutait à d’autres projets. Je lui ai déjà dit ‘mais c’est pas possible. On est déjà en difficulté sur tel dossier et tu en ajoutes encore. Ca ne va pas’. Grivegnée, c’est un imaginatif hors pair mais qui malheureusement n’assume pas l’historique. Cette overdose de projets l’empêche de gérer convenablement ce qu’il a mis en cours."

Pierre Grivegnée
Pierre Grivegnée © RTBF – François Braibant

On retrouve effectivement Pierre Grivegnée dans le “Pôle Village”, un projet immobilier et de loisirs qu’il tente d’implanter à Francorchamps. Les premières et dernières mentions de ce “Pôle Village” dans la presse datent de 2016. Pierre Grivegnée développe aussi depuis 2019 un projet d’éco-village en Italie. Ce resort dans lequel l’ex-patron d’Immoval prévoit d’investir deux millions d’euros avec plusieurs partenaires doit ouvrir à la clientèle “soit partiellement, soit totalement, au printemps 2022”. Cela peut étonner de la part de quelqu’un qui nous a confié “avoir perdu sa crédibilité” et dont la société sérésienne qu'il gérait n’arrivait à payer ni l’électricité, ni le gaz, ni les primes d’assurance incendie. Ici aussi, nous aurions aimé que Pierre Grivegnée puisse nous apporter son point de vue.

Fallait-il tout arrêter ?

Depuis tout ce temps, vu le manque de résultats et les millions d’argent public mobilisés, les politiques sérésiens auraient-ils dû retirer la prise ? C’est ce qui transparaît du discours de l’opposition PTB. PS et MR, dont il faut penser qu’ils connaissaient les difficultés du projet, voyaient les investissements déjà consentis et les emplois au bout du tunnel.

Jean-Luc Pluymers insiste : la Ville de Seraing a "gagné de l’argent" en confiant la gestion à Immoval : “Le château lui coûtait entre 250.000 et 400.000 euros par an. Multipliez par 20 ans, ça fait huit millions d’économies." L’ancien président du conseil d’administration croit toujours que le projet est intelligent et peut se réaliser. Notez que le nouveau patron, Guido Eckelmans, n’est ni un inconnu, ni un nouveau venu. Il est l’un des grands propriétaires de kots à Louvain-la-Neuve. Il est surtout actionnaire de SPECI - donc indirectement d'Immoval - aux côtés de Pierre Grivegnée depuis 2002.

Le conseil communal de ce lundi abordera de nouveau la question du Cristal Park. Une commission spéciale doit commencer à travailler sur le sujet dans les semaines qui viennent. L’opposition PTB souhaite que ses débats se tiennent en public. La majorité socialiste lui oppose le réglement d’ordre intérieur qui “spécifie que les commissions se déroulent à huis clos”. Le MR est du même avis : “une commission du conseil en séance publique, c’est juste illégal” nous a répondu le conseiller Fabian Culot. Ecolo se demande ce que seront “les pouvoirs supplémentaires d’une commission par rapport à une séance du conseil communal” et “pourquoi les informations données en commission seraient plus fiables”. Ecolo demande “un audit indépendant et un management de crise” et annonce avoir déposé un projet de délibération qui sera soumis au vote.

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