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Des légumes bio au goût de scandale humanitaire

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Par Tristan Godaert

#Investigation a remonté la filière de nos légumes bio. Enquête sous les serres surchauffées d’Andalousie.

C’est un fait : le bio a le vent en poupe. 96% des Belges consomment au moins un produit biologique par an (source GFK). "Dans le secteur de la consommation, seul l’e-commerce fait mieux. Le bio représente aujourd’hui 3% de parts de marché. C’est encore loin de la France et de ses 11%, mais on s’en approche, petit à petit ", analyse Pierre-Alexandre Billiet, grand expert de la distribution, chez Gondola.

Une étude de GFK estime que les ménages belges ont dépensé 779 millions d’euros en produits bio, en 2019. Les besoins augmentent sans cesse et la Belgique n’est pas autosuffisante. De plus, notre climat ne nous permet pas de répondre à la demande de tomates, courgettes et autres concombres toute l’année. Il faut donc aller se fournir ailleurs. Direction le sud de l’Europe.

Almeria, le panier de l’Europe

Depuis plus de 30 ans, la région d’Almeria, située en plein désert, est considérée comme étant le panier de l’Europe. En d’autres termes, c’est ici qu’une grande partie des légumes que nous mangeons toute l’année sont produits. 3.466.000 tonnes de cultures.

Vue aérienne de serres d'Almeria
Vue aérienne de serres d'Almeria © RTBF

À Almeria, on produit des tomates, des courgettes, des poivrons, des concombres, des aubergines, des melons et des pastèques. Chaque jour, des centaines de camion acheminent cette production à travers l’Europe, dont la Belgique. Le tout est produit sous 45.000 hectares de serres, soit trois la superficie de la Région de Bruxelles Capitale. Almeria est régulièrement sous le feu des projecteurs médiatiques. La raison ? Ses problèmes sociaux récurrents. On pourrait croire que le bio, dont les pratiques se veulent vertueuses, échappe à ces problèmes. Il n’en est rien.

« Parfois pire dans le bio »

José Garcia est responsable d’un syndicat local qui défend le droit des travailleurs. Il nous donne rendez-vous devant le siège de Bio Sabor, un important producteur d’Almeria. Avec lui, une dizaine de manifestants. "Ce sont des travailleurs qui ont récemment été virés car ils ont osé dénoncer leurs conditions de travail", précise José Garcia. "Les scandales humanitaires concernent aussi la production bio. Parfois, c’est même pire".

Les manifestations ne sont pas rares, à Almeria. Et le bio n’y échappe pas. Nous rencontrons deux travailleuses roumaines, employées chez Bio Campojoyma, une société qui livre ses légumes en Belgique. L’une d’elles nous montre sa fiche de prestation. "En janvier dernier, j’ai presté 313 heures de travail (ndlr : soit 13 heures par jour à raison de 6 jours de travail par semaine). C’est 121 heures de plus que ce qui est prévu dans mon contrat". Le compteur explose et les conditions de travail n’ont rien de très bio. "On travaille sans pause et nous n’avons pas droit aux congés payés", continue-t-elle. Sa collègue enchaîne : "j’ai déjà travaillé 21 heures sur une seule journée. Quand on ne va pas assez vite, les employeurs menacent de nous licencier".

Des milliers de travailleurs s’entassent dans ces bidonvilles, appelés "chabola".
Des milliers de travailleurs s’entassent dans ces bidonvilles, appelés "chabola". © RTBF

En caméra cachée sous les serres

À Almeria, l’ambiance est un peu… Tendue. Les médias sont régulièrement la cible de producteurs mécontents de voir la presse débarquer dans le désert. Lors de notre tournage, en juillet dernier, nous avons été photographiés, parfois bousculés et pris à partie. Mais l’ambiance est pire sous les serres. Pour #Investigation, une travailleuse marocaine immigrée a accepté de porter une caméra cachée lors de la récolte des tomates cerises. Elle travaille pour une entreprise bio. Au moment de notre tournage, Fatima (ndlr : prénom d’emprunt) était régulièrement la cible de ses employeurs. "On m’a menacé car j’ai osé me plaindre", dit-elle. "Depuis, on m’a mise à l’écart du reste des travailleurs". Équipée de notre caméra, Fatima passe sa journée à remplir des caisses de tomates. Et lorsque cela ne va pas assez vite, un contremaitre vient à sa rencontre pour lui ordonner d’aller plus vite. "Ramasse plus de tomates !" lui dit-il. "Si j’estime que tu dois en ramasser plus, tu le fais. Ramasse plus de tomates", peut-on encore entendre sur la vidéo.

Aldi, Carrefour et Delhaize devant leur responsabilité

Pour José Garcia, ce n’est pas tolérable. "Il est inacceptable de produire ces fruits et ces légumes en exploitant des êtres humains. Des grandes enseignes européennes de la distribution nient l’évidence. Ils ne veulent pas regarder les problèmes en face et continuent de vendre ces légumes".

Ces images et ces témoignages, nous les avons présentés à trois enseignes : Carrefour, Aldi et Delhaize. Après plusieurs mois d’enquête, nous avons pu démontrer qu’ils travaillaient avec trois sociétés d’Almeria qui ne respectent pas les droits des travailleurs (ndlr : Bio Sabor, Bio Campojyoma et Haciendas Bio). Entre surprise et consternation, les enseignes ont décidé de réagir.

  • Carrefour : "Le témoignage de l’agriculteur espagnol que vous nous avez montré, nous a alertés […]. En effet, le respect des droits sociaux est fondamental dans la politique et la stratégie de Carrefour […]. Suite à votre alerte nous avons exigé à nouveau des audits de la part de nos collègues en plus de celles normalement effectuées " A. Gerth, porte-parole de Carrefour Belgique.
  • Delhaize : Au-delà des organismes officiels qui délivrent les certificats, nous organisons des visites chez nos producteurs. Ces visites étaient jusqu’ici annoncées, […] Nous avons décidé de mettre en place des contrôles inopinés ". K. Ghozzi, porte-parole de Delhaize.
  • Aldi : "Nous avons à notre insu identifié des pratiques qui ne sont pas conformes à la manière dont nous opérons chez ALDI Belgique. C’est pourquoi nous avons décidé d’arrêter immédiatement toute collaboration avec le producteur espagnol Biosabor", J. Sevestre, porte-parole d’Aldi.

Un bio à deux vitesses

Il faut se plonger dans L’article 11 du règlement européen relatif à la production biologique pour comprendre toute l’ironie du problème. Sur papier, la loi est pourtant pleine de bonnes intentions :

L’intégration des objectifs de la politique en matière de production biologique dans les objectifs de la PAC est assurée en veillant à ce que les agriculteurs qui se conforment aux règles de production biologique en tirent un revenu équitable.

Mais ce sont juste des principes. Car la réglementation n’a pas officialisé ces belles paroles. "Pour ceux qui ont pensé le cahier des charges, à l’époque, ces idées vertueuses tombaient sous le sens. On a oublié de rendre obligatoire certains de ces principes", analyse Marc Fichers, secrétaire général de Nature et Progrès. Et puis, il y a eu la pression de certains États membres de l'Union européenne, qui ne voyaient pas d’un très bon œil ces principes trop contraignants. "Il y a une différence énorme entre ceux qui pratiquent une agriculture réfléchie, qui prennent en compte les vraies valeurs du bio, et ceux qui s’en tiennent simplement au cahier des charges. Aujourd’hui, on assiste au développement d’un bio à deux vitesses", commente Benoit Biteau, député européen pour le Groupe des Verts/ALE.

Publicités : entre mensonge et triste réalité

Dans les publicités de la grande distribution, pas question de mentionner un bio à deux vitesses. Ce que vous verrez généralement, ce sont des producteurs – souvent belges - heureux de produire des légumes bio. Comme cette publicité de Delhaize qui vend les mérites de la roquette belge… En réalité produite en Italie!

La roquette belge… D’origine italienne.
La roquette belge… D’origine italienne. © RTBF

"La publicité est peu conventionnelle, lorsqu’il s’agit de parler de bio", analyse Pierre-Alexandre Billiet, de Gondola. "On se permet des libertés énormes en termes de communication. Souvent, les idées sont bonnes, mais la réalisation est complexe, loin de la réalité". Philippe Baret, ingénieur agronome et véritable spécialiste du bio en Belgique, va plus loin. "Il y a un décalage énorme entre la cohérence qu’imaginent les consommateurs, la cohérence réelle et l’histoire que les supermarchés racontent. C’est dangereux. Le jour où ces histoires ne vont plus tenir, on risque d’assister à une perte de confiance des consommateurs. Or, le bio est basé sur la confiance. Raconter une histoire et espérer que les gens prennent de l’imaginaire pour la réalité, c’est danser sur un volcan".

Et maintenant on fait quoi ?

Est-ce que tous les légumes vendus en grandes surfaces ont-ils un parfait de scandale ? Non. Mais la demande est telle qu’il est parfois très difficile pour la grande distribution de maîtriser l’ensemble de la filière. Or, connaître la provenance exacte d’une tomate ou d’une courgette, et le nom du producteur, c’est souvent la garantie de limiter les risques. C’est le pari qu’on fait de nombreux magasins spécialisés dans le bio ou des réseaux de distribution, comme Les Petits Producteurs, de Pascal Hennen. Une coopérative basée dans l’agglomération de Liège, qui distribue les produits bio d’une quarantaine de producteurs. "Ici, c’est l’humain avant tout. Ce qui m’intéresse, c’est de discuter avec les agriculteurs et les éleveurs. L'idée, c’est de pouvoir les serrer dans mes bras quand ils ne vont pas bien", sourit Pascal Hennen. "On limite les intermédiaires, on connaît chaque producteur. Même ceux qui sont en Italie ou en Espagne. C’est indispensable si on veut garantir que ces fruits et ces légumes soient cultivés dans de bonnes conditions ".

Le pari de cette coopérative : vendre du bio abordable et de qualité, au plus grand nombre. "C’est ça, le véritable but du bio", conclut Marc Fichers.

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