Belgique

Des fraudeurs et des criminels ont-ils utilisé les bons d’État pour blanchir de l’argent ?

Belgique : Les bons d Etat pour blanchir de l'argent ? (S. Georis - LP 19/09/23)

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Par Sébastien Georis

Les Belges ont récemment souscrit pour près de 22 milliards d’euros aux bons d’État à un an. " Il s’agit de loin de l’émission de bons d’État la plus réussie jamais réalisée ", notait l’Agence fédérale de la Dette dans un communiqué sous forme de bilan publié le 4 septembre.

Le montant des versements effectués entre le 24 et le 31 août varie de quelques centaines à plusieurs millions d’euros. Plus de 600.000 personnes ont placé de l’argent dans ce bon, prêtant ainsi à l’État belge. Dans un an, les souscripteurs récupéreront leur capital, augmenté d’un intérêt de 2,81% (après taxation).

Dans la foulée de cette opération qualifiée de succès, plusieurs interlocuteurs du monde financier nous ont fait part, sans vouloir être nommément cités, de leur questionnement quant au contrôle des fonds investis. S’est-on assuré que les fraudeurs et les criminels ne profitent pas de l’obligation émise par les pouvoirs publics pour blanchir de l’argent sale ?

Comme d’autres produits financiers, les bons d’État comportent des facteurs de risque

Dans un schéma de blanchiment, les capitaux " sales " sont d’abord introduits dans le système financier. Ensuite, ils voyagent à l’intérieur de ce système afin de brouiller les pistes et leur lien avec des infractions. Enfin, l’argent revient à disposition des criminels. Une étape du blanchiment consiste donc à réaliser des transferts successifs. En multipliant les opérations, l’origine initiale des capitaux finit par être masquée, donnant aux avoirs criminels une façade de légalité.

Comme d’autres produits financiers, les bons d’État tels que ceux émis à la fin du mois d’août comportent des facteurs de risque de blanchiment. La durée de la souscription, une semaine, et l’afflux de transactions dans ce court laps de temps peuvent possiblement compliquer les contrôles. D’autre part, dans une chaîne de transferts visant à donner une apparence légale à des fonds illégaux, les fraudeurs et criminels pourraient voir dans les bons d’État un produit intéressant.

Pour obtenir des bons d’État, deux possibilités s’offraient à l’investisseur : soit passer directement par l’Agence fédérale de la Dette, soit passer par une des 13 banques qui octroyaient la possibilité de souscrire.

Les banques sont soumises à la législation concernant la lutte contre le blanchiment d’argent. Connaissance de leurs clients, connaissance des transactions, vérification de l’origine des fonds, déclaration aux autorités en cas de soupçons, … : les banques ont l’obligation de mettre en place des dispositifs de limitation des risques, sous peine de sanctions. La Banque nationale (BNB) est chargée de vérifier la solidité du dispositif préventif des banques et l’application correcte de la loi.

L’Agence de la Dette n’est pas soumise aux mêmes obligations de contrôle que les banques

Plus de 400.000 souscriptions aux bons d’État ont été réalisées par l’intermédiaire des banques pour un total de 14,803 milliards d’euros. 234.310 personnes ont souscrit directement via le service des Grands Livres de l’Agence fédérale de la Dette, pour un montant de 7,093 milliards d’euros.

Contrairement aux banques, l’Agence de la Dette ne fait pas partie des entités assujetties à la loi du 18 septembre 2017 relative à la prévention du blanchiment de capitaux. Les souscriptions via l’Agence fédérale de la Dette ont-elles dès lors échappé à tout dispositif de prévention et de contrôle ?

Non, nous sommes conscients de notre responsabilité ", répond le directeur de l’Agence. Jean Deboutte assure que l’institution de service public " se prépare à réaliser bientôt des contrôles a posteriori très sérieux " sur l’origine de l’argent investi. Il ne souhaite pas préciser les moyens prochainement déployés. " Nous avons les ressources humaines et techniques mais nous devons encore voir comment les répartir et constituer les équipes ", explique le directeur. Pas de détails non plus sur la nature de ces contrôles car " il n’est pas opportun de dévoiler nos méthodes ".

Il est prématuré de penser qu’il y a eu des abus ", selon Jean Deboutte, estimant que les bons d’État ne présentent pas plus de risques de blanchiment de capitaux que d’autres produits financiers. Mais " si nos recherches nous amènent à soupçonner des transactions suspectes, nous transmettrons les informations à la CTIF ". La Cellule de Traitement des Informations Financières (CTIF) est une instance administrative chargée d’analyser les faits et les transactions financières suspectes, avant d’éventuellement les transmettre à la justice via les parquets concernés.

Une brèche béante ?

Les contrôles " a posteriori " ne convainquent pas tout le monde. Michaël Dantinne a consacré sa thèse de doctorat au blanchiment de capitaux. Pour le criminologue de l’ULiège, " on devrait se situer davantage dans un système préventif ", renvoyant à l’intitulé même de la loi relative à " la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l’utilisation des espèces ".

Michaël Dantinne souligne qu’une structure de prévention efficace repose sur deux axes : " D’une part, une membrane de contrôle pour empêcher l’entrée de capitaux d’origine illégale dans le système financier. D’autre part, un monitoring constant censé détecter d’éventuelles transactions suspectes au sein même du système ".

Image d’illustration
Image d’illustration © Getty Images/iStockphoto – vslko

L’Agence fédérale de la Dette n’est pas tenue par la loi sur la prévention. " Mais c’est bien là le problème car cela signifie que la souscription via cette agence peut être assimilée à une brèche béante ", considère Michael Dantinne. Pour le criminologue spécialisé en délinquance économique et financière, " si on ne peut pas affirmer que certains ont sauté sur l’occasion, il est totalement indéniable qu’une formidable opportunité, du point de vue des criminels, leur a été offerte sur un plateau en argent, sur un plateau d’argent même car le rendement n’était pas inintéressant ".

Un autre expert pointe également " le traitement différent du risque non négligeable de blanchiment entre les banques et l’agence de la dette ". " Les banques ont l’obligation de prendre des mesures préventives alors que l’Agence ne semble pas avoir pris de mesure similaire et le fera a posteriori ", constate-t-ilPour cet interlocuteur comptant plusieurs années de lutte contre le blanchiment à son actif, " le risque n’a pas été pris en compte globalement de manière préventive comme il aurait fallu le faire avant les opérations ".

On n’est pas dans un film où on viendrait déposer des valises de cash à l’Agence de la Dette

En résumé, les banques ont deux obligations : la vigilance vis-à-vis du risque de blanchiment et la déclaration à la CTIF en cas de soupçon. Alors que l’Agence de la Dette n’a qu’une seule obligation : la déclaration en cas de soupçon.

Evidemment, il faut chercher correctement. Sinon, on n’aura rien à déclarer ", souligne notre observateur. Si l’efficacité des procédures mises en place par les banques est contrôlée par la Banque nationale, celle-ci n’est pas compétente pour vérifier le dispositif prochainement déployé par l’Agence de la Dette.

" Il n’y a pas trop d’inquiétude à avoir ", tempère un avocat réputé en droit fiscal et en droit pénal financier que nous avons consulté. Selon lui, " l’argent des souscripteurs est parti de comptes bancaires et reviendra sur des comptes bancaires, belges en très grande majorité. Dès lors, les banques ont réalisé et réaliseront le travail de vérification que la loi leur impose ".

Un autre avocat en droit financier disposant d’une expérience dans le milieu bancaire abonde dans le même sens : " On n’est pas dans un film où on viendrait déposer des valises de cash à l’Agence de la Dette. Tout démarre d’un compte et aboutit sur un compte. Il y a donc des contrôles réglementaires effectués par les banques en amont et en aval. Je ne vois pas où est le problème. "

Au moment du remboursement des bons d’État, " la banque doit effectivement vérifier l’origine des fonds conformément à la législation ", note Febelfin, la fédération représentant le secteur bancaire. Febelfin précise que " si l’investissement a été fait via la banque même (et donc pas via l’Agence de la Dette), ce contrôle sera plus facile car l’argent venait plus que probablement d’un compte détenu par la même banque. Celle-ci a une vue claire sur l’origine des fonds ".

La Cellule de Traitement des Informations Financières recevra les éventuels signalements

Pour le spécialiste expérimenté dans la lutte anti-blanchiment que nous avons sollicité, miser sur le travail d’une banque en bout de course n’est pas une option satisfaisante car " avant d’aller chez le médecin, on essaie de ne pas attraper un virus, ce qui sous-entend de la prévention à tous les niveaux ".

Le criminologue Michaël Dantinne rappelle pour sa part que " le contrôle par ricochet est toujours moins performant que le contrôle direct car, en réalité, on n’est jamais sûr de la manière dont les contrôles sont effectués par les autres intervenants ". Le criminologue note aussi que ces titres sont échangeables sur un marché secondaire, ce qui serait " une potentielle aubaine pour les blanchisseurs qui pourront ainsi faire circuler les montants investis de main en main, parfois en utilisant des mules financières ou des hommes de paille ".

À côté des centaines de milliers de Belges qui ont investi une partie de leurs économies en toute bonne foi, des fraudeurs et des criminels ont-ils misé sur les bons d’État dans le but de blanchir des capitaux ? Il n’est pas possible de répondre de manière catégorique à cette question pour l’instant, mais " on peut constater l’existence d’une brèche ", affirment plusieurs experts.

Le nombre de déclarations de soupçon éventuellement réalisées auprès de la CTIF par les banques et par l’Agence de la Dette constituera un indicateur de l’efficacité des mesures de contrôle mises en place de part et d’autre.

Sollicitée, la Cellule de Traitement des Informations Financières ne souhaite pas communiquer sur ce thème, à ce stade. Questionné sur la prise en compte du risque de blanchiment lors de l’émission des bons d’État, le cabinet du vice-Premier ministre et ministre des Finances, Vincent Van Peteghem, renvoie aux réponses de l’Agence fédérale de la Dette.

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