Mais le Kansas n’est pas en plein essor – en fait son économie est à la traine des états limitrophes et de l’Amérique toute entière. Entre temps, le budget de l’état a plongé dans les déficits, provoquant un déclassement de sa dette selon Moody’s.
C’est une leçon importante mais pas celle que vous croyez. Oui, la débâcle du Kansas démontre que les coupes dans les impôts n’ont pas de pouvoirs magiques mais ça, on le savait déjà. La véritable leçon qu’il faut retenir du Kansas, c’est le pouvoir durable des mauvaises idées, tant que ces idées servent les intérêts des bonnes personnes. Après tout, pourquoi quiconque devrait croire à cette économie de l’offre tardive, qui prétend que les baisses d’impôts donnent un tel coup de fouet à l’économie qu’elles s’autofinancent ainsi en grande partie, voire entièrement ? La doctrine s’est effondrée il y a deux décennies, lorsque quasiment tout le monde à droite – après avoir avancé l’argument spécieux que les performances économiques sous Ronald Reagan validaient leur doctrine – affirmait que les hausses d’impôts pour les riches de Bill Clinton allaient créer une récession, voire une véritable dépression. Ce qui s’est produit, en fait, c’est une spectaculaire expansion économique.
Ce ne sont pas non plus simplement les libéraux qui considèrent depuis longtemps l’économie de l’offre et ses défenseurs comme étant discrédités par l’histoire. En 1998, dans la première édition de son manuel d’économie devenu un bestseller, N. Gregory Mankiw de l’université d’Harvard – un vrai républicain qui devint ensuite le président du Groupe des Conseillers Economiques de George W. Bush écrivit de façon célèbre à propos des dégâts commis par "des charlatans et des excentriques". Il mettait notamment en exergue le rôle "d’un petit groupe d’économistes" qui "conseillaient au candidat à l’élection présidentielle Ronald Reagan qu’une coupe générale dans les impôts sur le revenu allaient augmenter l’assiette fiscale". A la tête de ce "petit groupe", l’on ne trouvait ni plus ni moins qu’Art Laffer.
Et ce n’est pas comme si les économistes de l’offre s’étaient ensuite rattrapés. Au contraire, ils ont été, de manière grotesque, autant dans l’erreur ces dernières années que dans les années 1990. Par exemple, il s’est écoulé cinq années depuis que Laffer a mis en garde les Américains que "l’on pouvait s’attendre à une hausse rapide des prix et des taux d’intérêt beaucoup, beaucoup plus élevés dans les quatre ou cinq ans à venir". Tout le monde dans son camp était d’accord. Mais à la place, on a eu une inflation faible et des taux d’intérêt incroyablement bas.
Comment les charlatans et les excentriques ont-ils donc réussi à dicter leur politique au Kansas et, dans une moindre mesure, aux autres états ? Suivez l’argent.
Car les crédits d’impôts Brownback ne se sont pas matérialisés comme ça, par magie. Ils ont suivi minutieusement les plans élaborés par l’American Legislative Exchange Council, connu sous le nom d’ALEC, qui a également soutenu une série d’études économiques visant à démontrer que les coupes d’impôts pour les grandes entreprises et les riches allaient permettre une croissance économique rapide. Les études sont tellement mauvaises que c’en est embarrassant, et le Conseil scientifique du groupe – dans lequel on retrouve Laffer et Stephen Moore de la Heritage Foundation – ne respire pas franchement la crédibilité. Mais c’est suffisant pour saper le travail du gouvernement.
Et ALEC, qu’est-ce que c’est ? Voilà un groupe secret, financé par des grandes entreprises majeures qui élabore des législations pour des politiciens conservateurs des états. Ed Pilkington du Guardian, qui est en possession de plusieurs documents issus de fuites de chez ALEC, le décrit comme "quasiment un service de rencontres entre les hommes politiques des états, les élus sur un plan local et un grand nombre des plus grandes entreprises américaines". Et la majeure partie des efforts d’ALEC est dirigée, et ce n’est pas une surprise, vers la privatisation, la déréglementation, des crédits d’impôts pour les grandes entreprises et les riches.
Et je dis bien pour les riches. Alors qu’ALEC soutient les coupes d’impôts pour les gros revenus, il en appelle à des augmentations de la TVA – qui frappe le plus les ménages aux revenus les plus modestes – et des réductions des allocations basées sur les revenus pour les ménages qui travaillent. Son agenda politique implique donc de faire des crédits d’impôts au sommet tout en augmentant les impôts au bas de la pyramide, tout en s’en prenant aux programmes sociaux.
Mais comment justifier le fait d’enrichir les gens qui sont déjà riches tout en rendant la vie encore plus difficile pour ceux qui peinent à s’en sortir ? La réponse, c’est qu’il vous faut une théorie économique qui prétend qu’une telle politique est la clef pour la prospérité pour tous. Ainsi l’économie de l’offre remplit un besoin soutenu par des tonnes d’argent, et le fait qu’elle n’a de cesse de s’écrouler n’a pas d’importance.
Et la débâcle du Kansas n’a pas non plus d’importance. Oui, cela donnera aux états de quoi envisager, brièvement, une pause dans leurs mesures similaires. Mais l’effet ne durera pas, parce que leur foi dans la magie des coupes d’impôts ne dépend pas seulement de preuves tangibles ; c’est trouver des raisons pour donner à des intérêts très puissants ce qu’ils désirent.
Paul Krugman