Scène

Des bras contre du charbon : "Celui qui ne sait pas d'où il vient ne peut savoir où il va"

Des bras contre du charbon: "Celui qui ne sait pas d'où il vient ne peut savoir où il va"

© Theâtre de Liège

Par Sylvia Botella

Naviguant entre la sociologie, les sciences politiques et l’histoire, Marco Martiniello enseigne et écrit comme on poursuit de vastes conversations, personnelles et collectives. Nous l’avons rencontré à l’occasion du  70ème  anniversaire de la signature du protocole du charbon signé à Rome, le 23 juin 1946, entre l’Italie et la Belgique, et la soirée commémorative Des bras contre du charbon, qui aura lieu le 23 juin 2016 au Théâtre de Liège en collaboration avec l’Asbl Aquilone. De la dignité et des hommes.

 

Sylvia Botella : Le 23 juin 2016, le Théâtre de Liège et l’Asbl Aquilone commémorent ensemble le 70ème anniversaire de la signature du protocole du charbon dit "Des hommes contre du charbon" signé à Rome, le 23 juin 1946, entre l’Italie et la Belgique. L’Accord prévoyait que, pour tout travailleur italien qui descendrait dans une mine en Belgique, 200 kg de charbon par jour et par tête d’homme seraient livrés à l’Italie. Chaque vague d’immigration a ses spécificités et sa figure de l’immigré. Quelles sont celles de l’immigration italienne dans les années 1940 et 1950?

Marco Martiniello : L’immigré italien est un homme jeune et vigoureux, originaire du Nord de l’Italie. Il arrive seul en Belgique. Au fil du temps, il viendra d’autres régions du Sud et des îles. Sa seule fonction est de produire dans le secteur extractif. Ce qui signifie qu’il peut travailler dans les charbonnages et les carrières de pierre belges.

Le travailleur immigré italien est perçu comme un facteur de production temporaire dont la présence se justifie par le nombre insuffisant de Belges qui acceptent de travailler dans des conditions salariales et de sécurité déplorables.

La soirée Des bras contre du charbon réunira des artistes et des personnalités marquantes d’origine italienne: musiciens, écrivains, metteurs en scène, etc. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la soirée?

La soirée Des bras contre du Charbon est le fruit d’une collaboration entre différentes institutions qui veulent commémorer non seulement le 70ème  anniversaire de la signature du protocole du charbon mais aussi le 60ème anniversaire de la catastrophe de Marcinelle, qui a eu lieu le 8 août 1956 (ndlr, mine du Bois du Cazier) et dans laquelle ont péri 262 travailleurs dont plus de la moitié étaient des Italiens.

Pour cette date anniversaire, nous n’avons pas souhaité organiser une conférence ou des débats. Nous avons préféré mêler des approches, académiques et artistiques à des témoignages.

Cette soirée s’inscrit dans la réflexion. Il nous importe de redonner les évènements à la fois à l’histoire de la Belgique et à celle de l’Italie, tout en nous souvenant des sacrifices humains faits pour contribuer au redéploiement économique de la Belgique dans son ensemble.

Pour ce faire, nous avons divisé la période de l’après-guerre en quatre grandes parties autour desquelles s’articulera la soirée, au gré d’extraits de films et de pièces de théâtre, de chanson, etc. afin de mettre au jour les spécificités de cette époque.

Nous souhaitons que la soirée soit instructive, pédagogique et sérieuse, mais autrement et sans pour autant en faire une fête car il n’y a aucune raison d’en faire une.

Cette soirée est une sorte de traduction de l’autre, une traduction de notre société et de notre diversité. Par  rapport au documentaire, qu’est-ce qui se dit de plus dans une fiction?

Un même message peut être véhiculé par une conférence scientifique, une pièce de théâtre ou une chanson. En usant de différents médiums, nous pouvons toucher un public plus large que si nous avions organisé un énième colloque scientifique.

Cela permet aussi de rompre le cou aux idées reçues. Comme celle de considérer les immigrés uniquement comme des travailleurs. Les immigrés sont aussi des personnes capables de réfléchir, qui peuvent avoir des projets et même créer. De nombreux écrivains, peintres, chanteurs ou musiciens sont issus de l’immigration. C’est un fait qu’on a mis du temps à reconnaître en Belgique et ailleurs. Et sur lequel nous devons insister car le raccourci intellectuel migrant = force de travail a encore la peau dure.

L’usage des différents modes d’expression artistique nous permet de souligner toute la complexité de la vie de ces personnes qui sont des êtres humains et pas seulement des bras.

Justement, est-ce qu’il existe une littérature, une musique de l’immigration italienne?

Massimo Bortolini a publié plusieurs recueils sur ces questions-là (ndlr, par exemple, Je n’ai pas dit mon dernier mot – 2013). La vie musicale a aussi toujours été importante dans la communauté italienne. Moi-même, je me souviens qu’enfant, lorsque nous rendions visite à notre famille à Charleroi, il y avait toujours quelqu’un qui sortait l’accordéon pour en jouer. Et nous nous mettions tous à chanter. Cette image peut sembler cliché mais elle ne l’est pas. C’est ce que j’ai vécu. La musique faisait partie de la vie et elle agrémentait le dimanche. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque-là, il n’y avait pas internet. Il y avait la radio et la télévision en noir et blanc. Et les gens étaient peut-être moins des consommateurs que des producteurs de culture.

L’apport de l’immigration italienne à la culture est souvent négligé. Nous avons, par exemple, en Belgique, un des auteurs les plus importants de la communauté italienne : Girolamo Santocono. Il a notamment écrit, en 1986, l’ouvrage Rue des italiens qui est, à mon sens, un peu la version belge francophone Des Ritals de François Cavanna publié en 1980. Je ne sais pas si cette comparaison lui fera plaisir (sourire). Mais l’œuvre de Girolamo Santocono illustre bien la dimension artistique des immigrés et de leurs descendants.

Pensez-vous que l’art peut être ce lieu où se joue notre rapport à la démocratie et qu’il peut nous permettre de réparer les espaces blessés de la mémoire et les fractures dans le corps social?

J’en suis convaincu. Même si nous pouvons sans doute tenir un discours différent pour chaque discipline artistique, l’Art peut, dans le même temps, jouer ce rôle-là et avoir la capacité de faire émerger de nouvelles visions et idées qui sont les grandes absentes de nos politiques institutionnelles actuelles.

Et cela me paraît d’autant plus important que l’engagement dans les pratiques artistiques peut permettre aux personnes de se situer dans la société et dans la Cité, d’y être reconnu et de reconnaître les autres.

L’Art, c’est la possibilité de se rencontrer, de dialoguer et même d’entrer en conflit mais de manière "civilisée" en écoutant l’autre et en espérant que l’autre nous écoute. Et in fine, de faire émerger du dialogue, quelque chose de nouveau. Je pense qu’il n’y a pas suffisamment d’espaces de dialogue et de rencontres, aujourd’hui. Et l’art peut être l’un d’eux, important, et toucher tout le monde, dans la société.

Nous assistons aujourd’hui à une circulation sans précédent des capitaux, des individus et des idées. Pourtant on n’a jamais débattu avec autant de férocité la question de l’immigration et la question des migrants. Comment expliquez-vous ce paradoxe?

C’est le paradoxe! La liberté de circulation des biens, des capitaux et des personnes figure dans la doxa de l’Union Européenne. Elle soulève ce que certains politologues soulignent en parlant du paradoxe du libéralisme.

D’un côté, il y a le discours d’ouverture prôné par une certaine classe politique et une partie du monde de l’entreprise. Et de l’autre côté, il y a le désir de fermeture qui est exprimé par une frange de la population, celle qui est précarisée ou celle qui ignore complètement les réalités migratoires.

La classe politique oscille entre l’exigence d’ouverture du marché  et le désir de fermeture d’une partie de l’opinion publique. Elle ne cesse de faire le grand écart entre ouverture et fermeture. D’où la polarisation de l’opinion publique et l’incohérence politique face aux migrations et à la question de l’asile.

Je ne pense pas qu’il y ait une crise des migrations ou une crise de l’asile. Je pense seulement que les questions migratoires et d’asile révèlent l’impuissance de nos sociétés à prendre en compte une réalité qui a toujours été là, depuis que les êtres humains sont sur  la Terre: les déplacements, la mobilité.

L’enjeu n’est pas de mettre un terme à la mobilité mais de faire en sorte que les personnes qui le souhaitent, puissent quitter librement leurs pays et être acceptés dans un autre.

Or, ce n’est pas ce qui se passe, aujourd’hui. La plupart des migrants sont contraints de quitter leurs pays et sont souvent mal acceptés dans ceux où le hasard les a conduits.

C’est une autre manière de poser l’enjeu. Il vise à renouveler nos catégories de pensées et d’actions politiques. Je crois que c’est vraiment important de le faire. Et c’est pour cette raison que la soirée Des bras contre du charbon est une fenêtre ouverte sur la situation actuelle, tout en demeurant inscrite dans l’expérience de l’immigration italienne. Par exemple, en Belgique, certains pensent que l’histoire migratoire italienne est terminée. Or, il n’en est rien. L’immigration italienne se poursuit. Beaucoup de jeunes Italiens continuent de venir en Belgique et à Bruxelles, en particulier, afin d’améliorer leur existence.

Vous êtes vous-même belgo-italien. À trois jours de la soirée, quel est votre état d’esprit?

Je suis issu de la seconde génération et j’ai un certain âge. Je n’ai plus de problème avec cette histoire-là. Je me revendique à la fois de l’immigration italienne et de la société, belge et locale - liégeoise et bruxelloise. En outre, la question de l’immigration a été mon objet de recherche scientifique. Je peux donc aisément en parler en m’appuyant sur une méthode basée sur des critères d’objectivité et en ressentant des émotions, propres.

J’ai à l’esprit la magnifique phrase de Gramsci : "Celui qui ne sait d’où il vient, ne peut savoir où il va". La soirée Des bras contre du charbon a l’objectif de la rendre manifeste sans nostalgie, ni condescendance, en donnant toute son importance à une partie de l’Histoire de l’Italie, de la Belgique et de l’Europe et en montrant tout notre respect pour les personnes qui ont pratiquement tout sacrifié pour leurs familles.

 

Entretien réalisé par Sylvia Botella le 20 juin 2016

 

Des bras contre du charbon le 23 juin 2016 au Théâtre de Liège

                                     

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