Musique

Dérives de l’industrialisation du secteur de la musique, les difficultés de plus en plus grandes des artistes indépendants

Scène musicale : les artistes indépendants en difficulté

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Par Stéphanie Vandreck

Fin mars, l’artiste belge Konoba a annoncé sur les réseaux sociaux qu’il mettait sa carrière musicale professionnelle entre parenthèses. Après avoir enregistré trois albums, séduit des millions d’auditeurs à travers le monde et écumé les scènes de nombreux pays, Raphaël Estherazy – c’est son vrai nom – travaille désormais pour une start-up spécialisée dans les bilans carbone et dit s’y épanouir pleinement. Son nouveau choix de carrière est le résultat d’une prise de conscience.

"Aujourd’hui, le nombre d’opportunités que j’ai en Belgique est trop faible pour vivre de la musique, déclare-t-il. J’ai absolument besoin de m’exporter, de jouer le jeu, de devenir une star à l’international. Seulement trois ou quatre pourcents des gens qui m’écoutent sont en Belgique. J’ai beaucoup d’écoutes dans des pays comme les Etats-Unis, le Brésil, le Mexique… Donc si je veux développer ma carrière, je dois prendre des avions aux quatre coins du monde toute l’année et me retrouver avec une empreinte environnementale énorme, ce qui n’est pas du tout dans mes principes".

 

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La "classe moyenne" de la scène musicale belge en difficulté

S’il continue à jouer et composer, c’est donc désormais en amateur. "J’ai besoin de le faire par passion et sans enjeu économique derrière", insiste-t-il. Car au-delà des aberrations écologiques du secteur de la musique, c’est son industrialisation que Konoba dénonce ici. "On pense que la musique belge se porte bien parce qu’on a des artistes à succès mondial comme Lost Frequencies, Stromae ou Angèle… Mais en réalité ils sont les immenses arbres qui cachent une forêt qui brûle", lâche-t-il dans sa publication.

Autrement dit, entre les méga stars qui négocient des cachets faramineux et les musiciens qui ont un autre métier sur le côté, il existe toute une "classe moyenne" de la scène musicale belge qui peine à vivre de la musique. Un constat que l’artiste wavrien est loin d’être le seul à poser. "Certains ont d’ailleurs arrêté sans faire de déclaration et sans tapage, confirme Rudy Léonet, spécialiste des musiques actuelles à la RTBF. Quand on a l’amorce de quelque chose d’intéressant musicalement et qu’on est dans l’incapacité de le développer suffisamment pour prendre son envol, là on a un véritable problème".

On pense que la musique belge se porte bien parce qu’on a des artistes à succès mondial comme Lost Frequencies, Stromae ou Angèle… Mais en réalité ils sont les immenses arbres qui cachent une forêt qui brûle

La position inconfortable de ces artistes "du milieu" existe dans d’autres secteurs de l’industrie culturelle, comme le cinéma. Mais elle est particulièrement criante dans celui de la musique. "Si on ne fait pas partie de cette industrie, si on n’a pas un entourage, des partenaires, une organisation qui pousse finance et fait grandir l’artiste, c’est très compliqué. Et on se rend bien compte que dans un petit pays, un petit territoire comme la Fédération Wallonie-Bruxelles, c’est extrêmement compliqué de réunir les éléments pour pouvoir passer à autre chose et basculer dans la partie la plus rentable de l’entreprise pour grandir", poursuit Rudy Léonet.

Accéder à certaines salles ou à l’affiche de plus gros festivals devient ainsi compliqué pour ces artistes. "C’est très difficile, confirme Konoba. Il faut faire partie de ces très quelques grandes stars qui ont un succès international et peuvent faire des têtes d’affiche ou remplir des salles comme le Sportpaleis ou le Palais 12. Les petites salles, on peut les remplir, mais la Belgique reste un petit pays. On peut jouer dans une ville comme Bruxelles seulement une fois tous les deux ou trois ans. Ce n’est pas suffisant pour en vivre pleinement en Belgique".

Les petits festivals au diapason

Les artistes francophones sont pourtant soutenus et subsidiés par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Les festivals qui les programment le sont aussi. "Les budgets relatifs à la musique actuelle n’ont jamais été aussi élevés", nous confirme-t-on du côté du cabinet de la ministre de la Culture. Mais, pour survivre, programmer et mettre en évidence des artistes belges francophones ne suffit pas. Les "grosses" têtes d’affiche deviennent quasi indispensables pour attirer du public et rentrer dans ses frais. Même les plus petits événements sont donc plus ou moins contraints de suivre cette tendance inflationniste. Le "Welcome Spring Festival" de Louvain-la-Neuve, premier festival de la saison, organisé par des étudiants propose ainsi désormais une scène payante, pour pouvoir proposer une affiche plus attrayante.

L’Inc’Rock Festival, à Incourt, est un des premiers de la saison
L’Inc’Rock Festival, à Incourt, est un des premiers de la saison © H. Van Peel

A Incourt, l’Inc’Rock Festival essaie de garder son image de festival à taille humaine et accessible pour sa dix-neuvième édition. Mais Benoit Malevé, l’organisateur, garde un œil attentif autant sur la programmation que sur les comptes. "Dans une affiche globale, on peut se permettre de faire des choix un peu plus audacieux, plus coup de cœur. Mais si on fait une belle affiche en théorie et que le public ne vient pas, ça durera un an, peut-être deux, et on devra mettre la clé sous le paillasson. Il ne faut pas tomber dans le tous publics à tout prix, mais ça devient tentant à certains moments", reconnaît-il.

Pour un groupe qui commence à se faire connaître, on pensait mettre 10.000, 15.000 euros. Or j’apprends que l’exigence est de 40.000 euros.

L’an dernier le festival n’est d’ailleurs pas rentré dans ses frais. Alors il cherche le bon équilibre, essaie de programmer des "noms" qui feront courir le public à Incourt. Mais il se heurte régulièrement à la concurrence des grands festivals. "Ces festivals parviennent à mettre de gros cachets et réclament donc l’exclusivité sur un artiste. Ce qui nous prive évidemment de la possibilité de l’accueillir, regrette l’organisateur. On rentre dans des gammes de cachets que nous ne pouvons pas supporter. Pour un groupe qui commence à se faire connaître, on pensait ainsi mettre 10.000, 15.000 euros. Or j’apprends que l’exigence est de 40.000 euros. Ce montant peut être payé par une grosse structure, qui fait 50.000, 70.000 festivaliers. A notre niveau, c’est impossible". L’Inc’Rock festival a en effet une jauge d’environ 5000 personnes par jour.

 

 

Budget festivals = budget vacances

"Aujourd’hui les cachets peuvent en effet devenir astronomiques. D’autant que les groupes vivent aujourd’hui du live plutôt que de la musique enregistrée", rappelle Rudy Léonet. Depuis quelques années, on assiste ainsi à une flambée des prix des tickets pour les gros festivals et les gros événements, comme les concerts au stade Roi Baudouin. Mais les festivaliers sont souvent prêts à mettre la main au portefeuille pour y assister, quitte à y faire passer le budget prévu pour les vacances. "Beaucoup associent d’ailleurs un départ en vacances, un voyage avec un festival. Il suffit de voir le succès du Tomorrowland chez nous, du Coachella aux Etats-Unis ou de certains festivals en Espagne, qui rassemblent des festivaliers venus du monde entier", observe-t-il.

Là encore, ce sont les plus petits qui trinquent, face à des événements de plus en plus titanesques. "Il y a quelques années, il y avait encore toute une série de festivals de taille moyenne qui programmaient des artistes belges qui passaient un peu en radio. Aujourd’hui ces opportunités ont disparu, déplore Konoba. Le Brussel Summer Festival par exemple a disparu". Les petits festivals qui s’en sortent finalement le mieux sont ceux qui se spécialisent, qui s’inscrivent dans une niche. L’Inc’Rock l’a compris en programmant depuis quelques années une affiche 100% rap le samedi.

Des contrats programmes revus en 2024

Contacté par nos soins, le cabinet de la ministre de la Culture en Fédération Wallonie-Bruxelles fait un aveu d’impuissance face à cette emprise de plus en plus grande des multinationales de l’industrie de la musique : "Il faut aussi considérer le contexte international des très grands évènements et le positionnement des acteurs privés et des multinationales actives dans l’industrie musicale. AEG, live Nation ou Universal sont des géants sur lesquels nous n’avons pas de prise et on assiste à une sorte de " bulle spéculative " qui se traduit pas une inflation des cachets artistiques des têtes d’affiche et des coûts de production des grands évènements. Tout ceci crée des effets négatifs qui déséquilibrent encore un peu plus un secteur en pleine recherche de modèle durable à la suite de la crise du disque".

La ministre Linard rappelle aussi, dans ce contexte, son soutien aux projets à taille humaine. Mais les nouveaux contrats programmes pour le financement de ces projets doivent être revus pour l’année prochaine. Et le secteur s’inquiète, à raison. "Les demandes pour 2024 sont très importantes dans le seul secteur des musiques actuelles, on dénombre cinq millions d’euros de demandes de moyens nouveaux. Des arbitrages devront donc être posés, à l’échelle des arts de la scène, c’est quasiment un doublement du budget 2023 qui est demandé", indique le cabinet. Les artistes et organisateurs de festivals croisent donc les doigts.

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