Chroniques

Delhaize : requiem pour le droit de grève ?

Les coulisses du pouvoir

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Le conflit social chez Delhaize s’envenime. La direction de Delhaize multiplie les recours à la justice pour faire sauter les piquets de grève à l’aide d’huissiers ou de policiers. Autrefois exceptionnels, la multiplication de ces recours en justice témoigne de l’évolution de la jurisprudence vers une vision de plus en plus restrictive du droit de grève.

Briser les piquets

Dans ce conflit Delhaize a fait appel à la justice via des procédures de requête unilatérale en extrême urgence pour casser les piquets de grève. Une procédure d’exception dans laquelle une seule partie est entendue (unilatérale) pour faire cesser un préjudice très rapidement. Depuis le début du conflit la justice a plusieurs fois ordonné, sous peine d’astreinte, à des grévistes l’interdiction d’entraver l’accès aux bâtiments. Ce fut le cas à Mons où un huissier a fait rouvrir le magasin et au dépôt de Zellik ou la police est intervenue pour briser le piquet.

Ordonnance du tribunal de première instance du Hainaut du 23 mars 2023.
Ordonnance du tribunal de première instance du Hainaut du 23 mars 2023. © RTBF

Le tribunal déclare qu’il ne s’agit en aucune façon d’interdire le droit de grève […] mais seulement d’interdire les voies de fait qui consisteraient à entraver le libre accès au site d’exploitation, notamment aux clients, aux fournisseurs et membres du personnel.

Face à la présence de piquets de grève le tribunal conclu qu’il existe un déséquilibre manifeste entre le droit de grève tel qu’il est exercé en l’espèce et les intérêts professionnels de la requérante qui risque d’être gravement mis en péril.

Ce jugement considère donc que les piquets de grève qui impactent l’activité économique de Delhaize constituent une atteinte déséquilibrée aux intérêts économiques de l’entreprise. Ce type de jugement qui protège l’intérêt économique d’une entreprise face à des grévistes tend à se multiplier et tend à réduire la portée du piquet de grève à une simple manifestation. Toute entrave au libre accès de l’exploitation tend à être considérée comme une voie de fait (comportement donnant l’apparence d’une atteinte importante aux droits de tiers ou d’une méconnaissance grave d’une réglementation, justifiant le recours à la procédure en référé en vue de faire cesser au plus vite ce comportement).

Rupture dans la jurisprudence

C’est une évolution récente et notable de la jurisprudence en la matière. Jusqu’ici la justice intervenait peu dans les conflits sociaux. La jurisprudence avait tendance à considérer que le déséquilibre dans la relation entre employeur et travailleur justifiait l’utilisation de piquets de grève qui impacte l’activité économique. L’entrave au libre accès d’un bâtiment n’était donc pas assimilée d’office à une voie de fait.

C’est le sens d’un célèbre arrêt de la Cour de cassation qui date de 1997 : " Tenir un piquet de grève fait partie intégrante du droit de faire grève, dans son utilisation normale et pour autant que la tenue du piquet n’aille pas de pair avec des actes de violence à l’égard de personnes ou de biens, il ne constitue pas une voie de fait. "66

La cour du travail de Liège avait encore tranché en ce sens en 2010 : Dans le cadre d’un conflit économique entre les intérêts financiers de l’entreprise et les intérêts financiers des travailleurs à maintenir leur emploi, les Cours et tribunaux ne peuvent limiter ou interdire que les actes de grève portant atteinte à la vie ou à l’intégrité physique des personnes ou à un intérêt vital pour la nation. Des actes de grève justement proportionnés à leur objet et limites du droit de grève ne constituent pas des " voies de fait " auxquels les Cours et tribunaux aient pouvoir et compétence de mettre un terme ou d’ordonner la cessation.

Affaiblissement du droit de grève

Mais l’évolution récente de la jurisprudence semble à contre-courant de ce point de vue. Les cours et tribunaux considèrent de plus en plus qu’ils ont compétence pour mettre un terme à un conflit social au nom de l’intérêt économique. Les juges considèrent que le piquet de grève n’est plus est un moyen proportionné dans un conflit entre intérêt financier des travailleurs et des employeurs. C’est le sens de divers jugements rendu dans le cadre de conflits sociaux chez Inbev, à la SNCB ou dans l’affaire du pont de Cheratte en 2015 (ou une quinzaine de militants FGTB ont été condamnés pour entrave méchante à la circulation). L’interprétation des juges semble résolument pencher en ce sens. Les employeurs y ont donc assez logiquement de plus en plus recours.

Le conflit chez Delhaize est donc symbolique à plus d’un titre. Car si l’on revient à ce que disait la Cour de cassation en 1997 : le piquet fait partie intégrante du droit de grève, on assiste alors à travers ce conflit à la confirmation d’une tendance de fond : une lente, mais résolue, réduction du droit de grève. A laquelle correspond une lente, mais toute aussi résolue, diminution du pouvoir des syndicats dans les conflits sociaux.

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