Belgique

Delhaize : "On fait primer le droit de consommer sur les droits sociaux des travailleurs"

Déclic - Le Tournant

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Par Arnaud Ruyssen via

"Chers camarades, chers amis, cette manifestation a un caractère tout à fait historique. N’ayons pas peur des mots ! N’y allons pas par quatre chemins. C’est le droit de grève, un droit fondamental qui est aujourd’hui en danger dans ce pays. C’est le droit de faire grève. C’est le droit de manifester. C’est le droit d’occuper l’espace public. C’est le droit de se rassembler. Et c’est le droit, quand on fait grève, de faire des piquets bloquants ou des piquets filtrants. C’est cela l’enjeu de la manifestation aujourd’hui." 

Sur un podium, à quelques centaines de mètres de la gare du Nord, le président de la FGTB, Thierry Bodson, galvanise les troupes avant de donner le top départ d’une manifestation à l’appel du front commun syndical qui rassemble un peu moins de 20.000 personnes dans les rues de Bruxelles.

Dans les discours et sur les pancartes : le sort des travailleurs de Delhaize et surtout ce qui se joue au niveau des piquets de grèves, interdits devant les magasins par des ordonnances judiciaires "de portée générale" qui s’appliquent à tous les magasins et pour une durée d’un mois. Pour Thierry Bodson : "On est en train d’opposer le droit de consommer, le droit d’acheter au droit de défendre ses intérêts pour les travailleurs. ET quand un juge dit que les droits économiques sont supérieurs aux droits sociaux, c’est vraiment le fait de grève qui est attaqué parce que faire grève, c’est nuire aux intérêts économiques par essence même. Du coup c’est l’intérêt, l’objectif de la grève qui est attaqué !"

"Un sabre contre un poignard"

Certains juristes s’étonnent d’ailleurs de ces ordonnances à répétition, signifiée par voie d’huissier et qui conduisent in fine à la levée des piquets. C’est le cas de François-Xavier Lievens, chercheur en droit du travail à l’UCLouvain : "Les juges ne sont pas censés intervenir dans les conflits sociaux, puisque ce sont des conflits d’intérêts et non pas des conflits juridiques. Le juge est censé résoudre des conflits intersubjectifs, entre deux ou plusieurs personnes, mais pas des conflits collectifs, des conflits d’intérêts ou des conflits quasi politiques comme dans le cas de chez Delhaize." ET il ajoute : "Quand le juge intervient et, par exemple, interdit les piquets de grève et renvoie les gens chez eux, c’est comme si, dans un match d’escrime, il prenait le sabre de l’un des deux et le remplaçait par un poignard. Ce dernier se trouve fondamentalement désarmé par rapport à l’autre partie. Et donc, incidemment par la procédure en justice, le juge outrepasse ses pouvoirs, il n’est pas censé intervenir dans un conflit collectif, un conflit d’intérêts de nature collective."

Mais tous les juristes n’ont pas la même vision, loin de là… Ainsi, Manou Doutrepont, diplômé en droit de la KULeuven et conseiller d’employeurs sur les enjeux de dialogue social estime, lui, que les juges se bornent à faire respecter l’Etat de droit : "Le droit de grève, c’est le droit des travailleurs d’arrêter en groupe le travail point à la ligne. La question qui se pose, c’est les piquets. Ce n’est pas la grève qui est mise en question, ce sont les piquets qui sont mis en question. Les piquets filtrants font partie du droit de grève, mais le piquet bloquant ne le fait pas. Il n’y a aucune définition juridique qui dit que le piquet bloquant fait partie du droit de grève. Le piquet bloquant, c’est limiter la liberté des non-grévistes de se rendre au travail. De quel droit un travailleur peut empêcher un autre travailleur d’aller travailler ?" A cela, François-Xavier Lievens répond que ce n’est normalement pas à l’employeur de défendre le droit au travail de ses employés.

Ce qui est clair, c’est que l’absence d’une loi ou de disposition constitutionnelle balisant le droit de grève laisse une marge d’interprétation importante sur les contours de ce droit. D’ailleurs d’un tribunal à l’autre, on assiste parfois à des décisions bien différentes.

Une constant évident cependant : au fil du temps c’est une vision plus restrictive du droit de grève qui semble s’imposer au niveau des décisions de justice, mais plus largement dans le regard que la société et les médias portent sur ce type d’action. Avec une forme de primauté de plus en plus marquée des droits individuels sur les droits collectifs.

C’est ce qu’on décrypte dans ce nouveau numéro du PODCAST "Le Tournant". 42 minutes à écouter pour comprendre les causes et les conséquences d’une évolution lourde de notre démocratie sociale.

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