C’est un rapport parlementaire pas du tout comme les autres. Un document de 238 pages, certes truffé de données techniques, mais pas seulement. Il commence d’ailleurs par une histoire, celle de Paul Njoroge. Le 9 mars 2019, à Toronto (Canada), Paul tarde à aller se coucher et suit sur internet le vol reliant Toronto à Addis Abeba, en Ethiopie. Dans cet avion, il y a Caroline, la femme de Paul, leurs trois enfants Ryan (6 ans), Kelli (4 ans) et Rubi (9 mois) ainsi que Ann, la mère de Caroline. Addis Abeba n’est en réalité que la première étape d’un voyage vers le Kenya, pays d’origine de la famille, qu’elle s’apprête à visiter pour la première fois. Lorsque l’avion s’est posé à Addis Abeba, Paul se décide enfin à aller dormir. Il prendra des nouvelles de la suite du voyage de sa famille le lendemain.
Entretemps, en Ethiopie, Caroline, sa mère et les enfants embarquent à bord du vol 302 d’Ethiopian Airlines à destination de Nairobi. L’avion est un Boeing 737 MAX flambant neuf. C’est alors que ce qui était un voyage de rêve tourne au cauchemar. Six minutes après avoir décollé, le Boeing s’écrase, en provoquant un impressionnant cratère au sol. Les 157 passagers et membres d’équipage n’avaient aucune chance de survie. Pas plus que les 189 personnes à bord du vol 610 de Lion Air, quelques mois plus tôt (le 29 octobre 2018) en Indonésie.
Un avion censé incarner l’histoire de l’ingéniosité américaine et du succès technologique
C’est cet enchaînement de catastrophes impliquant un Boeing 737 MAX qui va inciter le Congrès américain à se saisir du dossier. Car Boeing est l’un des fleurons de l’industrie américaine, une entreprise qui porte en elle la marque US à un point tel que dans les immenses hangars de Seattle où sont assemblés les différents modèles du constructeur, flotte toujours au minimum un grand drapeau américain. " L’histoire du Boeing 737 MAX n’aurait jamais dû être associée à une catastrophe " dit le rapport. " Cet avion était censé incarner l’histoire de l’ingéniosité américaine et du succès technologique – un avion moderne et plus économe en carburant qui était déjà devenu le biréacteur le plus vendu du géant de la fabrication dans son histoire ".
►►► Lire aussi : Crash du Boeing 737 Max de Lion Air: le rapport indonésien met en cause le système de commandes
L’enquête parlementaire américaine a duré 18 mois : elle a permis de récolter environ 600.000 pages de documents divers, en provenance de chez Boeing, de la FAA (l’administration fédérale américaine de l’aviation) et d’autres organismes et sociétés sans oublier les " lanceurs d’alerte " ; cinq auditions publiques ont été organisées, au cours desquelles une vingtaine de personnes ont été appelées à témoigner, et les parlementaires ont aussi interrogé des dizaines d’employés, ou ex-employés, de Boeing et de la FAA. Cela permet notamment d’apprendre que la compagnie Lion Air avait basé toute sa stratégie sur le Boeing 737, dont elle avait, en 2011, commandé 230 exemplaires dont 201 MAX pour un montant de 22 milliards de dollars. A l’époque, c’était tout simplement la plus grosse commande de l’histoire de Boeing.
Les deux catastrophes étaient évitables
Pour rédiger leur rapport, les parlementaires américains ont laissé la langue de bois au vestiaire. Ils écrivent par exemple noir sur blanc que ces deux catastrophes aériennes étaient " évitables ". Et les responsabilités sont clairement établies : ils pointent "des défauts de conception technique, des hypothèses erronées sur les réponses des pilotes et des échecs de gestion aussi bien chez Boeing qu’à la FAA".
Pression de production, hypothèses de conception et de performance erronées ou encore une culture de dissimulation : le rapport définit plusieurs points clés. Le premier concerne l’énorme pression de production qui pesait sur le constructeur : "il y avait une pression financière énorme sur Boeing et le 737 MAX pour concurrencer le nouvel A320neo d’Airbus. Cette pression a, entre autres, entraîné des efforts considérables pour réduire les coûts, maintenir le calendrier du programme 737 MAX et éviter de ralentir la ligne de production du 737 MAX. L’enquête a identifié plusieurs cas où le désir de répondre à ces objectifs et attentes mettait en péril la sécurité des passagers ". En détail, on découvre que dès 2012, le constructeur américain a réduit les heures de tests en vol et en simulateur.
Je suis désolé de dire que j’hésiterais à emmener ma famille dans un Boeing
Un exemple précis permet de réaliser à quel point Boeing a ignoré les avertissements : en juin 2018, Ed Pierson, un ancien directeur de production des 737 envoie un email au directeur général de la division 737, pour lui faire part de ses inquiétudes relatives au contrôle de qualité et à la sécurité de l’avion mis en péril par les pressions de production et de calendrier : " Je sais à quel point le plus petit défaut peut être dangereux pour la sécurité de l’avion. Franchement, pour l’instant, toutes mes " alertes intérieures " sont en train de sonner. Et pour la première fois de ma vie, je suis désolé de dire que j’hésiterais à emmener ma famille dans un Boeing ". Cinq semaines plus tard, le directeur général 737 reçoit Ed Pierson dans son bureau. " Avec de tels problèmes de sécurité", lui explique Ed Pierson, par ailleurs ancien officier de la Navy, "l’armée suspendrait temporairement la production". En guise de réponse, Ed Pierson affirme avoir entendu Scott Campbell, directeur de la division 737 chez Boeing, lui dire ceci : "l’armée est une organisation sans but lucratif".