Ecologie

De la soupe sur un Van Gogh, de la purée sur un Monet : pourquoi cibler l’art pour défendre le climat ?

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Par Lavinia Rotili

De la soupe sur un tableau de Van Gogh, de la purée sur un chef-d’œuvre de Monet, mais pourquoi s’attaquer à des œuvres d’art ? Et jusqu’où peut-on aller pour défendre le climat ? Tentative de réponse.

Pour commencer, un récapitulatif des faits si vous avez été distraits : ce dimanche, deux activistes du mouvement Letzte Generation ("Dernière génération") ont jeté de la purée sur Les Meules de Monet, dans le Musée Barberini de Potsdam.

Plus tôt dans la semaine, Outre-Manche, les activistes de Just Stop Oil avaient déjà "servi" la soupe aux Tournesols de Van Gogh exposés à la National Gallery de Londres. Ce lundi, ils ont terminé le repas par un gâteau au chocolat, bien distribué sur les statues de la famille royale anglaise. Le slogan était basique : "Arrêtez le pétrole. C’est un jeu d’enfant (littéralement : "a piece of cake", d’où le choix du dessert)".

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Depuis la semaine dernière, ces images font le tour du monde, suscitant tantôt de l’admiration, tantôt de la désapprobation. Et c’est vrai que le geste interpelle : pourquoi l’art ? Jusqu’où peut-on aller pour défendre le climat ? La fin justifie-t-elle les moyens, selon le vieil adage du philosophe italien Niccolò Machiavelli ?

Premier point de vue, celui des activistes. Nous avons essayé de joindre les deux organisations, mais nos mails sont restés sans réponse. Leurs intentions sont toutefois claires dans leurs posts sur les réseaux sociaux.

Chez Letzte Generation, ils affirment : "Nous ne pourrons pas subvenir aux besoins de nos familles. D’innombrables personnes vont mourir. […] S’il faut jeter de la purée de pommes de terre sur un tableau pour que la société se souvienne que les énergies fossiles nous tuent tous, alors nous vous donnerons de la purée sur un tableau !"

Du côté de Just Stop Oil, explique-t-on, "l’action [dans le musée] intervient après deux semaines de résistance civile continue par les partisans de Just Stop Oil. Cette perturbation est une réponse à l’inaction du gouvernement face à la crise du coût de la vie et à la crise climatique."

"L’art vaut-il plus que la vie ?"

Chez Greenpeace Belgium, on ne mènerait pas une action pareille dans des musées, mais on peut la comprendre.

"Tant que cela respecte des balises, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de dégâts sur les biens ou les personnes, la désobéissance civile reste un outil complémentaire pour faire avancer des causes. On soutient ce genre d’actions et on en comprend la vocation. Il y a un intérêt à cibler des symboles. L’art est le symbole, mais ce n’est pas l’art qui est visé. À travers ces symboles, l’objectif est de montrer l’urgence et faire monter la pression", explique la porte-parole Carine Thibaut.

"L’art vaut-il plus que la vie ? Plus que la nourriture ? Plus que la justice ?", avait d’ailleurs déclaré une des activistes responsables d’avoir renversé de la soupe sur le tableau de Van Gogh. La déclaration n’a rien d’anodin, et nous conduit à la grande question : pourquoi cibler une œuvre d’art ?

Réfléchir au rôle de l’art et de la nature

"Il me semble que ces actes abordent la question de la 'touchabilité de l’œuvre d’art'. Autrement dit, qu’est-ce qui est intouchable dans notre société ? Traditionnellement, c’est le sacré qui est intouchable dans notre société. Or, là où il n’y a plus de sacré, ce qui est le cas dans nos sociétés sécularisées, rien ne semble intouchable. Les œuvres d’art sont alors ce qui se rapproche le plus du sacré. Tous les grands philosophes, depuis Platon jusqu’à Kant ou Hegel, ont considéré que l’art était le lieu de l’authenticité. L’art est alors ce qui se rapproche le plus de l’intouchable, tout n’en étant pas sacré", analyse Bernard Feltz, professeur émérite de philosophie des sciences de l’UCLouvain.

Pour Pascale Seys, professeure de philosophie et esthétique au Conservatoire Royal de Bruxelles et à l’UCLouvain, mais aussi chroniqueuse sur Musiq3, cet "attentat artistique" fait réfléchir au rôle de l’art et de la nature.

"Je pense notamment à Peter Kalmus, ce climatologue de la Nasa qui a publié la vidéo des activistes en commentant : 'Il n’y a pas d’art sur une planète morte'. Il me semble que derrière l’acte de s’attaquer à une œuvre d’art il y a un peu ce même message. Ce qui est inédit, c’est que c’est la première fois qu’une œuvre d’art est attaquée pour faire passer un message. Et puis, je pense que cet attentat artistique pose la question : 'Faut-il opposer deux valeurs, celle de la vie et celle de l’art ?"

Il est aussi intéressant de remarquer que les deux toiles en question représentent la nature et que Monet et Van Gogh ont été parmi les premiers peintres à s’adonner à l’art en plein air. Mais les associations militantes n’ont pas décrit le choix de leurs cibles.

"C’est comme une mise en scène à quatre termes : il y a une jeunesse désespérée, les activistes qui ne savent plus comment faire passer le message, un monde où l’art n’a plus de sens si on ne sait plus y vivre, et puis il y a le coût de l’art et de l’œuvre d’art, en opposition avec l’urgence climatique", analyse-t-elle.

Un mode de communication provocateur, mais...

Et, en même temps, l’objectif de faire réagir a été bien atteint. Mais les effets escomptés ne sont pas les mêmes, selon nos intervenants.

"L’idée étant d’attirer l’attention de manière désespérée par un acte extrême, ces activistes ont trouvé un sujet qui polarise : même des défenseurs de la nature et du climat se sont opposés à ce geste. Et donc, ces actes font réfléchir : on ne peut pas directement les condamner. Ce n’est pas idiot ou irresponsable, puisque rien n’est détruit, argumente la philosophe. Et en même temps, c’est un acte qui suscite de l’indignation, parce qu’il y a quelque chose qui fait mal. C’est comme si on voulait attirer l’attention sur la disparition de la nature à travers des objets d’admiration de la nature : à la fois l’art et la nature sont deux choses qu’on peut contempler, ce sont des objets beaux et dont nous ne sommes pas les maîtres."

La question des effets de ce geste interpelle également Bernard Feltz.

"Il faut se demander qui peut être choqué par ces gestes. Le fait de ne pas avoir endommagé les toiles est tout à leur honneur et prouve que ces activistes sont dans une logique communicationnelle qui est celle de la provocation. Le fait que les toiles n’aient pas été abîmées prouve qu’il n’y avait pas l’intention de nuire et que, finalement, ils ne voulaient pas totalement opposer art et nature, explique-t-il. Leur geste est symboliquement violent et prouve à la fois leur colère et l’importance qu’ils attribuent à la cause écologique."

Pourtant, pour le philosophe, si la colère qu’ils éprouvent est saine, le moyen de l’exprimer risque d’être contre-productif : "Et pourtant, avec un registre aussi transgressif, on risque de ne pas obtenir l’effet escompté : il ne suffit pas de faire parler de soi pour qu’une question avance. Le geste paraît quelque part maladroit, dans la mesure où il n’y a pas de lien, sur le fond, entre l’écologie et l’œuvre d’art."

Du côté des musées, l’action laisse… perplexe. "On sait que cela peut arriver chez nous. Et on comprend aussi que c’est une action de communication opposant l’art et la nature, alors que les deux ne sont pas inconciliables, explique la porte-parole des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. En tant que musée, on se sent aussi instrumentalisés : on prend les œuvres d’art et on les détourne pour faire passer un autre message, alors que notre rôle en tant que musée est de préserver et conserver le patrimoine".

Les Musées Royaux vont redoubler d’attention et gardent les mesures de sécurité mises en place depuis les attentats de 2016, mais "on n’a pas envie que le musée devienne une forteresse."

Sur le même sujet : journal télévisé du 24/10/2022

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