Le spectateur se livre alors à un jeu de va-et-vient entre l’image filmée et la danse en temps réel, qui coïncident. Or, comme l’image filmée est supposée différée, une question vient à l’esprit : les danseurs sont-ils à ce point rigoureux dans la maîtrise du temps et des gestes – comment comptent-ils à la milliseconde près ? – qu’ils sont probablement " raccord " avec la même scène qui aurait été filmée en amont du spectacle ? Ou bien sont-ils filmés en temps réel ? La réponse viendra plus tard, suspense oblige, mais au moment où ayant filé à nouveau dans les dédales et escaliers du théâtre, parcouru l’envers du décor, ils débouchent sur le toit, c’est en plein jour, comme s’ils s’étaient échappés de la nuit qui règne à cette heure du soir. Cette illusion, ou ce tour de passe-passe suggère que, chorégraphe, Michèle Noiret est une magicienne qui se plaît à jouer de nos sens abusés, jamais désabusés. Ainsi, c’est notre rapport au temps, aux temps, à la concordance et à la discordance des temps, selon deux images d’un même moment, qu’elle met en jeu : elle exacerbe l’incertain déroulement du temps.
Dans Radioscopies, elle se livre également à une traversée des apparences, où les murs deviendraient mobiles, s’entrouvriraient pour permettre un passage très étroit de l’autre côté du miroir. L’univers qu’elle fait parcourir est celui de son grand studio de travail, avec ses recoins parfois inquiétants, comme dans une West Side Story bruxelloise – avec une vue imprenable sur une ligne de métro, le brutalisme de plaques de béton à l’abandon, ces nouveaux terrains vagues. Ou d’aventure ? Elle renoue par moments avec la tradition du théâtre d’ombre qui souligne la calligraphie de ses compositions. Un entretien de Jacques Chancel avec Conrad Detrez se trouve à la source de Radioscopies, une quête d’aller voir ce qui se cache " derrière les choses ". Comme l’écrivain a vécu au Brésil, a aimé ce pays, il justifie le choix d’une musique aux accents de fête qui s’éloigne, car l’alpha et l’oméga du spectacle est une samba de Martinho da Vila, Claustrofobia. C’est toute une sensualité disparue qui refait surface et plonge dans une insondable nostalgie. Sa présence en ouverture et en clôture de Radioscopies est comme un clin d’œil à des temps révolus qui reviennent avec une prégnance insoupçonnée, remuante. Michèle Noiret sait comment rebattre les cartes du temps.
Philippe Dewolf
L’Escalier rouge et Radioscopies, deux chorégraphies de Michèle Noiret, par la chorégraphe, David Drouard et Isael Mata. Bruxelles, Théâtre National, jusqu’au 28 février 2016.