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Cristal Park : quarante millions d’euros, mais où restent les emplois ?

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Par François Braibant avec David Leloup et Nicolas Taiana (Le Vif)

A Seraing, sur le site des Cristalleries du Val Saint-Lambert, un méga-projet devait créer des emplois par centaines. Le Cristal Park, quand il en a été question pour la première fois en public en 2008, c’était une piste de ski indoor, c’était aussi "développer un vaste programme immobilier multifonctionnel (commerces, loisirs, tourisme, bureaux & logements)". Sur le terrain, quinze ans plus tard, les centaines d’emplois promis n’existent pas. Le château, qui était en ruine, a certes été rénové, comme l’abbaye cistercienne et des halls industriels, mais tout le reste se fait attendre et cela suscite de plus en plus d’interrogations.

Depuis quinze ans, la réalisation du Cristal Park a sans cesse été retardée, le contenu du projet a continuellement été revu. L’une des dernières péripéties, c’est la démission de Pierre Grivegnée, le patron d’Immoval, la société chargée de finaliser le Cristal Park. "J’ai perdu ma crédibilité" lâche-t-il du bout des lèvres.

"N’avez-vous pas un peu trop souvent annoncé que ça y était, que vous alliez commencer les travaux, que vous alliez ouvrir dans deux ans ?" "Oui, c’est vrai." "Et c’est là que vous perdez votre crédibilité ?" "oui." Le patron, qui ne se juge plus crédible, qui a récemment été entendu par la justice, reste pourtant actionnaire (minoritaire) et c’est lui qui se charge de réunir l’équipe qui va lui succéder. En attendant, il reçoit toujours au Château du Val Saint-Lambert.

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Le Cristal Park, les politiques ont souhaité y croire. Dur comme fer. Mille emplois à Seraing, c’était inespéré. Lors d’un conseil communal en 2014, face aux questions insistantes de l’opposition PTB, le bourgmestre socialiste Alain Mathot jure "pour ceux qui veulent l’entendre [que] l’hôtel est signé, le promoteur de bureaux a signé, l’Aquapark est signé, le mini-Europe est signé, le lotissement […] est en cours. Le projet commercial, […] c’est signé puisque c’est eux [SPECI ndlr] qui le réalisent". Alors, si tout cela est signé dès 2014, pourquoi n’y a-t-il huit ans plus tard ni hôtel, ni Aquapark, ni mini-Europe, ni lotissement au Val Saint-Lambert ? Parce que "ce sont des engagements qui ne sont pas fermes" admet Pierre Grivegnée. De simples "pré-accords".

Le projet bureaux a, lui, été vendu à Noshaq en 2020. Le volet lotissement a déchiré le collège entre le bourgmestre Bekaert, l’échevine Crapanzano et l’échevine Géradon. La dernière refusait de construire dans les bois du Val. L’autre argue que le Cristal Park ne peut pas être rentable sans ces constructions. Quatre-vingt logements d’abord et peut-être plus ensuite. A l’origine, 450 logements sont programmés.

Complexité, opacité

Ce qui frappe immédiatement dans ce montage, c’est sa complexité. Une première société privée, SPECI, appartient à Pierre Grivegnée et Guido Eckelmans. SPECI est elle-même actionnaire d’une deuxième société, Valinvest. Ensuite, c’est comme des poupées russes. Dans Valinvest, on retrouve comme actionnaires Cogep (liée à l’AREBS) et Ogeo fund. Valinvest est enfin elle-même actionnaire d’Immoval, avec la Ville de Seraing, la Province, Noshaq et NEB. Les fonds publics et parapublics sont donc essentiels dans la structure, mais au final la barre reste aux mains du privé. Immoval est la société qui mène le projet Cristal Park depuis le début. Un véritable labyrinthe dont voici un plan simplifié.

© RTBF avec Le Vif

Au bas du tableau se trouvent sept sociétés dans lesquelles Immoval a logé les différentes parties de son projet. Chacune de ces sociétés, en fin de développement (quand les permis de construire sont obtenus), est destinée à être vendue. Une seule l’est.

Un courriel envoyé le 21 décembre 2012 par Jean-Luc Pluymers, président du CA d’Immoval, au bourgmestre Alain Mathot expose : "Comme tu le sais, nous avons modifié l’ensemble de l’organisation d’Immoval pour ne pas être soumis à la loi sur les marchés publics. Pour ce faire, il faut que les participations publiques au capital soit (sic) sous les 50%, ce qui est le cas maintenant, et que les représentants d’organismes publics au CA soient inférieurs à 50%".

Le courriel de Jean-Luc Pluymers à Alain Mathot en décembre
Le courriel de Jean-Luc Pluymers à Alain Mathot en décembre © RTBF – François Braibant

Gérer une société privée est-il plus léger ? Nous aurions aimé nous le faire confirmer par Jean-Luc Pluymers et Alain Mathot, mais ils n’ont pas donné suite à nos appels. Ils ne seront pas les seuls à refuser de s’exprimer sur le dossier.

Cette organisation a permis à la Ville de Seraing de renvoyer dans les cordes le conseiller PTB Damien Robert à chaque question qu’il posait sur le sujet. "La majorité ne va pas répondre aux questions" lui rétorque le bourgmestre Francis Bekaert le 29 novembre dernier. Pour tenter d’en savoir plus, Damien Robert, qui dénonce une "véritable omerta" a fait valoir son "droit à l’information". Armé d’une lettre ministérielle qui l’y autorisait, il s’est rendu à l’administration municipale et s’est fait ouvrir les dossiers : "la chose qui m’a frappé, c’est la peur des employés qui subissaient la pression de la majorité socialiste pour qu’ils ne me donnent pas les informations qui auraient pu déranger". Damien Robert s’inquiétait à l’origine du prix de vente exceptionnellement bas de terrains appartenant à la Ville de Seraing.

La nébuleuse

Le dossier suscite des doutes dans l’administration et de l’incompréhension. Telle employée écrit que pour elle "Immoval reste une grande nébuleuse". Même les édiles n’y retrouvent pas leurs jeunes. En 2020, l’échevine Déborah Géradon, qui siège à ce moment au conseil d’administration d’Immoval, fait réaliser une étude juridique par le cabinet Buyle. Elle veut s’assurer que tous les actes posés par la Ville en lien avec Immoval sont bien légaux. Les conclusions de l’étude la rassurent sur ce point, mais il faut voir ceci : le dossier Cristal Park est tellement embrouillé qu’une échevine a jugé bon de commander cette expertise juridique qui a coûté pas loin de 10.000 euros à la Ville. Deborah Géradon a démissionné d’Immoval en mars de l’année dernière, à la suite d’un désaccord avec le bourgmestre Bekaert sur la manière dont le projet devait être mené.

Sur le terrain, le château, propriété de la Ville de Seraing, a été restauré après l’incendie de 2006. L’abbaye cistercienne a été ravalée aussi. Une partie des terrains ont été dépollués. 4600 m² de halls industriels ont été rénovés par la Spaque. Le travail semble être de belle facture. L’intérieur brut laisse imaginer le passé. Des toits vitrés apportent la modernité. Mais ces halls rénovés se situent face à des locaux aux vitres cassées, restés en l’état depuis les années septante. Le site est entouré de barbelés.

Difficultés de trésorerie

A côté du château, le chantier de la maison Deprez est interrompu. La Ville de Seraing comptait y installer sa salle du conseil. "Ces travaux sont à l’arrêt depuis un an" assure Pierre Grivegnée. "Ces travaux n’ont jamais vraiment commencé", jure Damien Robert.

La maison Deprez
La maison Deprez © RTBF – François Braibant

S’ils sont arrêtés ces travaux, c’est que les corps de métiers n’ont pas été payés. "C’est à cause de l’épidémie de Covid" se justifie Pierre Grivegnée. "Pendant 420 jours, on n’a pas pu travailler !". Ce ne sont pas les seules difficultés de trésorerie auxquelles Immoval fait face. La Ville de Seraing a dû payer à Ethias l’assurance incendie du château qu’Immoval n’avait pas réglée. La Ville est bien propriétaire du château, mais c’est Immoval qui a un bail emphytéotique dessus et qui l’occupe. Il y a encore l’argent dû à Châteauform'. En 2018, cette entreprise française spécialiste des séminaires d’entreprise est venue s’installer au Château du Val Saint-Lambert. Elle a investi pour adapter les lieux à son activité. Elle est repartie deux ans plus tard. Ses gestionnaires travaillent aujourd’hui pour la même société, mais à Spa.

"Châteauform' est partie à cause de l’épidémie", assure de nouveau Pierre Grivegnée. "Il faut encore leur payer la TVA sur les fournitures qu’ils ont laissées à leur départ" reconnaît-il. "Ce sera payé. Mais ça n’a rien à voir avec Immoval. C’est l’asbl Cristal Discovery qui avait un contrat avec eux." Il ne faut pas chercher bien loin pour retrouver Pierre Grivegnée et Immoval dans la structure de l’asbl Cristal Discovery… dont l’adresse est la même que celle d’Immoval. La société Châteauform' n’a pas souhaité nous confirmer un procès en cours. "Ce n'est pas parce qu'on a des problèmes de trésorerie qu'on est en faillite", se défend Pierre Grivegnée. D’autres créanciers n’ont pas été remboursés.

Ces problèmes de trésorerie ne sont pas neufs et les gestionnaires sont conscients que leur réputation se dégrade. En témoigne cet extrait de PV du conseil d’administration du 16 janvier 2017 :

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Ce dossier, "c’est à s’arracher les cheveux" nous confie tel témoin qui ne souhaite pas être reconnu. Tel autre, peu susceptible d’amitié pour Pierre Grivegnée, le décrit comme un gestionnaire "très désordonné, mais sans doute pas malhonnête". "C’est quelqu’un qui colle une rustine sur un trou, puis qui reprend cette première rustine pour boucher un deuxième trou et ainsi de suite".

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Le plus en difficulté financière, c’est moi !

Pierre Grivegnée a officiellement quitté ses fonctions. "Celui qui est le plus en difficulté financière, c’est moi" assure-t-il. Il estime à plus de six millions d’euros les sommes investies par sa société SPECI dans le projet. Il nous explique ne plus se payer depuis deux ans. Alors qu’auparavant, il facturait "21.000 euros par trimestre". "Quand on ne paie pas les corps de métier, on ne se paie pas soi-même", mais "ce n’est pas vrai que ça ne bouge pas" se défend-il. "Et l’argent a servi à acheter et rénover du patrimoine immobilier". "Le principe, c’est ça : il faut faire attention à ce que les investissements publics ne dépassent jamais la valeur réelle des actifs immobiliers qui peuvent être valorisés". "Quand on me dit : vous avez dépensé six millions pour rénover le château, je réponds : venez voir ! Venez voir ce que c’est !"

Pourtant, il jette l’éponge : "Ce n’est plus moi qui dois porter le projet. Il faut une équipe. Les négociations avec les différents partenaires, ce n’est plus moi qui peux les porter."

- "Vous avez constaté qu’on ne vous croyait plus ?"

- "Non seulement je le constate, mais moi-même je me dis que je perds de la crédibilité. Donc vis-à-vis d’un investisseur extérieur, je préfère clairement que ce soit quelqu’un d’autre. Moi, ce qui m’intéresse, c’est que le projet sorte."

- "Vous avez eu l’impression de lire du doute dans les yeux de vos interlocuteurs ?"

- "Euh, oui."

Pour quel résultat ?

L’argent public a plu sur le projet. Combien d’argent public ? Une quarantaine de millions d’euros selon les estimations de notre enquête. Des investissements en capital, des subsides, des prêts, des investissements transformés en prêts, venus de l'Europe, de la Région, de la Ville, d'Ogeo, de Noshaq, de NEB, mais plus on creuse et plus on en trouve. Le bourgmestre Bekaert comptait dix-sept millions au conseil de novembre dernier. Puis ça a été trente "dont 28 dans des acquisitions de bâtiments et de la réhabilitation" dans le document d’Immoval présenté au conseil communal du 21 mars dernier par l’échevine Crapanzano. Ce flux de fonds publics est peut-être ce qui a assuré jusqu’ici la pérennité politique du Cristal Park : tout arrêter, c’est perdre tout l’investissement. Mais il faut bien constater qu’après quinze ans, le résultat du Cristal Park en matière de créations d’emplois est nul.

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