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Crise économique en Tunisie : Hadja Lahbib va "évaluer la situation" du pays à la demande de l'Union européenne

Houcine au marché central : "Tout a augmenté, ce qui était à 1 dinar est monté à 3".

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Par Ghizlane Kounda

Le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell a mandaté la ministre belge des Affaires étrangères Hadja Lahbib et son homologue portugais pour "évaluer la situation" en Tunisie. Selon Borell, le pays est "au bord de l’effondrement" économique et social, ce que le président tunisien, Kaïs Saïed, dément. C'est pourtant une dure réalité que vivent de nombreux citoyens tunisiens.

Reportage de notre 19h30 de ce mardi :

L'économie informelle

Rue d’Espagne, en plein cœur de Tunis. C’est là qu’un des marchés informels se déploie chaque jour. Les Tunisiens y trouvent de tout. Téléviseurs, vêtements, ustensiles de cuisine. Comme tous les vendeurs de rue ici, Houcine n’a pas le choix. Ces ventes sont ses seules sources de revenus. "Je ne peux vivre qu’avec ces marchandises. En dehors de cet espace de vente, je suis perdu, je n‘ai rien. Et déjà même avec cette vente, je n’arrive pas à combler mes besoins".

Sur l’étalage en cartons, Houcine expose des robes beiges en velours. Les marchandises vendues dans cette rue, sont importées de manière illégale, d’Algérie de Libye ou du port de Tunis. Ici, rien n’est déclaré. Rien n’est taxé. Un monde à part. On estime que plus de 40% de l’économie tunisienne repose sur l’économie informelle.

Houcine n’imagine pas devoir déclarer ses ventes. "Déjà je n’y arrive pas sans taxes, donc avec des taxes, ça serait encore plus difficile. Les prix sont très élevés, la vie est chère. Je suis dans la rue, pourquoi je paierais ? C’est la rue de l’État, l’État ne me donne rien… donc je devrais payer ? !".

Ça serait une catastrophe si on supprimait les subventions

Avec cet argent gagné en rue, Houcine va faire ses courses dans les commerces officiels où les prix des produits de base se sont envolés, conséquences – entre autres facteurs – du Covid puis de la guerre en Ukraine. "Tout a augmenté. Ce qui était à 1 dinar est monté à 3", grommelle Houcine dans sa barbe. Selon la Banque centrale tunisienne (BCT), le taux d’inflation moyen en Tunisie devrait atteindre son pic de 11% cette année.

Pour que les coûts soient plus abordables, l’État subventionne les produits de base : semoule, farine, huile, sucre… et même les hydrocarbures. Sans cette aide, Houcine ne pourrait pas s’en sortir : "Ce serait une catastrophe si on supprimait ces aides, ça c’est sûr !", prévient Houcine. "C’est déjà la catastrophe ! Si on n’a plus ça, ce serait un désastre".

Rue d’Espagne, en plein cœur de Tunis. C’est là qu’un des marchés informels se déploie chaque jour. Les Tunisiens y trouvent de tout. Téléviseurs, vêtements, ustensiles de cuisine.
Rue d’Espagne, en plein cœur de Tunis. C’est là qu’un des marchés informels se déploie chaque jour. Les Tunisiens y trouvent de tout. Téléviseurs, vêtements, ustensiles de cuisine. © Tous droits réservés

Le reste a sombré dans la pauvreté

À cause de l’inflation, la classe moyenne a aussi considérablement perdu son pouvoir d’achat. Selon l’économiste Ezzedine Saidane, "elle représentait 60% de la population en 2010. Aujourd’hui, elle est tombée à 25%. Le reste a sombré dans la pauvreté".

L’an dernier, le gouvernement a allégé les subventions sur les hydrocarbures, cinq fois de suite. Une augmentation cumulée de 20%. Les chauffeurs de taxi sont les premiers concernés. Ahmed Mzougui a été obligé de répercuter cette hausse sur les compteurs. Avec son taxi culturel, il tente de fidéliser ses clients. Malgré ça, il reconnaît avoir perdu son niveau de vie. "J’ai arrêté de sortir au restaurant chaque semaine, maintenant, on sort une fois par mois. Au lieu d’acheter 2 kg, on achète 1 kg, au lieu d’acheter 2 paquets, on en achète un seul… Ce n’est plus comme avant !".

Dans sa loi de finance de 2023, le gouvernement a prévu de lever progressivement les subventions des hydrocarbures et des produits de base "pour atteindre la vérité des prix d’ici 4 ans". Car ces subventions que l’État puise dans la Caisse de compensation, pèsent lourd dans les finances publiques : plus de 3,3% du PIB.

Indicateurs économiques au rouge

"La Tunisie n’est pas au bord de l’effondrement", analyse Ezzedine Saïdane, "mais il faut admettre qu'il y a un problème de gestion : l’État dépense beaucoup, sans efficacité économique. Nous le constatons dans les domaines de la santé, de l'éducation, de la justice, de la sécurité, de nos entreprises publiques : malgré les dépenses, la qualité se dégrade"

Tous les indicateurs économiques de la Tunisie sont au rouge : une inflation à deux chiffres, une dette qui dépasse les 100% du PIB, une très faible croissance prévue cette année, 42% des jeunes sont au chômage. Mais surtout, les caisses sont vides. Après le Covid, les exportations se sont effondrées, tandis que le tourisme n’a jamais retrouvé son niveau d’avant les attentats du musée du Bardo puis de Sousse, en 2015, faisant respectivement 24 et 39 morts.

Le gouvernement tunisien a négocié un accord avec le Fonds monétaire international (FMI). En échange de 1,9 milliard de dollars, il s’engage à mettre en œuvre une série de réformes, notamment améliorer la fiscalisation de l’économie informelle, réduire l’énorme masse salariale du secteur public, supprimer progressivement les subventions, moyennant des mesures compensatoires ciblées, destinées aux plus modestes…

La masse salariale en Tunisie est considérée comme l’une des plus élevées dans le monde arabe. En 2022, elle accaparait plus de la moitié des ressources de l’État (56%). "L’État embauche énormément dans les entreprises publiques, quand bien même les bénéficiaires n’ont rien à y faire, pas de travail à effectuer, pas de bureau. Notamment dans l’industrie du phosphate", confie un anonyme à bonne source.

Ahmed Mzougui a été obligé de répercuter la hausse des prix de l’essence sur les compteurs. Avec son taxi culturel, il tente de fidéliser ses clients. Malgré ça, il reconnaît avoir perdu son niveau de vie.
Ahmed Mzougui a été obligé de répercuter la hausse des prix de l’essence sur les compteurs. Avec son taxi culturel, il tente de fidéliser ses clients. Malgré ça, il reconnaît avoir perdu son niveau de vie. © Tous droits réservés
Ahmed Mzougui a été obligé de répercuter la hausse des prix de l’essence sur les compteurs. Avec son taxi culturel, il tente de fidéliser ses clients. Malgré ça, il reconnaît avoir perdu son niveau de vie.
Ahmed Mzougui a été obligé de répercuter la hausse des prix de l’essence sur les compteurs. Avec son taxi culturel, il tente de fidéliser ses clients. Malgré ça, il reconnaît avoir perdu son niveau de vie. © Tous droits réservés

L’accord doit être tuniso-tunisiens

D’aucuns craignent une nouvelle révolte populaire si les mesures imposées par le FMI étaient appliquées. Personne en Tunisie, n’a oublié les émeutes du pain de l’hiver 1984. Elles avaient fait une centaine de morts.

"Nous sommes pour la réforme des subventions, pas pour la levée des subventions comme vient de le faire le gouvernement", explique Anouar Ben Kaddour, secrétaire général adjoint de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), le plus puissant syndicat ouvrier du pays – Prix Nobel de la paix 2015 avec trois autres organisations, pour son soutien à la transition démocratique et au dialogue national en Tunisie. "Il faut y aller progressivement. Commencer par cibler les populations qui ont besoin des subventions".

Pour l’UGTT, le gouvernement aurait dû inclure les Tunisiens dans les négociations avec le FMI. "L’accord doit être tuniso-tunisiens", estime le syndicaliste. "Il doit inclure non seulement le gouvernement, mais aussi les organisations syndicales, les partenaires sociaux, la société civile, les partis politiques… À ce jour, personne n’a été impliqué dans les négociations. Or ce sont les Tunisiens qui vont subir les réformes !".

Pour Anouar Ben Kaddour, ce n’est qu’à cette condition que les Tunisiens accepteront l’accord négocié avec le FMI. "Nous sommes pour un accord avec la famille, pour un dialogue national", ajoute-t-il.

Anouar Ben Kaddour, secrétaire général adjoint de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), le plus puissant syndicat ouvrier du pays, Prix Nobel de la paix 2015 avec 3 autres organisations, pour son soutien à la transition démocratique et au dialogu
Anouar Ben Kaddour, secrétaire général adjoint de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), le plus puissant syndicat ouvrier du pays, Prix Nobel de la paix 2015 avec 3 autres organisations, pour son soutien à la transition démocratique et au dialogu © Tous droits réservés

Il faut du courage politique

Il y a un désaccord au sommet de l’État tunisien. Le président Kaïs Saïed refuse de signer l’accord que le gouvernement a négocié avec le FMI, par crainte de devoir imposer des mesures impopulaires.

"Le risque d’une révolte existe, il n’y a aucun doute à cela", admet Ezzedine Saïdane. "Mais ces réformes sont devenues impopulaires parce que nous avons pris énormément de retard à les mettre en œuvre. Nous avons pris énormément de retard à ajuster les prix, à gérer le problème de la Caisse de compensation qui est devenu aujourd’hui un défi énorme pour les dépenses publiques".

"Ces réformes doivent être progressives, prévient également l’économiste. Elles doivent ménager autant que possible les classes pauvres en donnant des aides nécessaires, qu’on appelle des transferts. Et pour réussir à intégrer l’économie informelle, il faut instaurer un climat de confiance".

"Il faut du courage politique", termine Ezzedine Saïdane qui dénonce un manque de vision et de stratégie économique. "Il faut reconnaître que nous n'avons plus de temps. Il faut reconnaitre que le passage par le FMI est le meilleur chemin pour la Tunisie aujourd’hui, pour qu'elle puisse engager les réformes économiques nécessaires. Sans cet accord-là, la Tunisie ne pourra pas mobiliser d'autres ressources extérieures".

Ezzedine Saidane, économiste.
Ezzedine Saidane, économiste. © Tous droits réservés

Dérive autoritaire du président Saïed

Dans l’attente, les bailleurs de fonds ont perdu confiance dans la capacité de la Tunisie à respecter ses engagements. "Déjà en 2013, la Tunisie n’avait pas mis en œuvre les réformes qu’elle avait promises, le FMI avait alors annulé la dernière tranche du prêt", explique Ezzedine Saidane. "Le même scénario s’est produit en 2016".

La Banque mondiale, elle, a décidé le 6 mars de suspendre son cadre de partenariat avec la Tunisie après une montée des exactions contre les migrants sub-sahariens dans le pays à la suite d’un discours haineux du président Kais Saied sur l’immigration illégaleCette suspension "jusqu’à nouvel ordre" du programme de partenariat signifie de facto un gel de tout nouveau financement à la Tunisie.

Hadja Lahbib mandatée par l’UE pour "évaluer la situation"

Les Européens eux, conditionnent leurs aides à la signature de l’accord avec le FMI. Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne a ainsi mandaté la ministre des Affaires étrangères Hadja Lahbib et son homologue portugais pour "évaluer la situation" dans le pays. Selon lui, ce pays est "au bord de l’effondrement" économique et social, ce que le président tunisien, Kaïs Saïed, a fermement rejeté.

Pourtant, la tension en Tunisie est à son comble : à une crise migratoire et une crise financière sans précédent, s’ajoute une crise politique. Des ONG et les principaux partis d’opposition dénoncent "une dérive autoritaire" du président.

Depuis le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed  – élu démocratiquement en 2019 – exerce seul le pouvoir. Il a dissous l’Assemblée et changé la Constitution en sa faveur. Dans un premier temps, ce coup de force a été applaudi par une partie de la population, fatiguée par les querelles politiques. Mais depuis le début de l’année, une quinzaine d’opposants politiques ont été emprisonnés. L’UE s’en inquiète. Les manifestations contre le régime se multiplient en Tunisie.

la ministre Hadja Lahbib a tenu à nous préciser qu’elle se rend à Tunis "pour une visite au nom de Josep Borrell et des 27" pour "porter un message". Mission délicate en vue.

 

Ecoutez le Journal de l'Afrique, dans Le Fin Mot, vendredi 12 mai 2023 à 18h35 sur La Première

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