Voyages

COP27 : "Des politiques publiques sont nécessaires pour que des modes de voyage alternatifs prennent de l'ampleur" (Saskia Cousin, sociologue)

COP27 : "Des politiques publiques sont nécessaires pour que des modes de voyage alternatifs prennent de l'ampleur" (Saskia Cousin, sociologue).

© Alpha

Temps de lecture
Par RTBF avec ETX

Le tourisme génère 8% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, d'après la dernière étude référente sur le sujet, publiée en 2018 dans la revue scientifique Nature Climate Change. Outre l'activité aérienne, on a coutume de dénoncer les effets dévastateurs du tourisme de masse sur l'environnement.

Pour mieux cerner les enjeux de cette problématique, nous avons voulu revenir sur les origines du phénomène à l'occasion de la COP27, aux côtés de Saskia Cousin, sociologue du tourisme. L'anthropologue a confié ses pistes de réflexion afin d'envisager la façon dont nous voyagerons demain.

 

Avant toute chose, pourrions-nous définir ce qu'est le tourisme de masse ?

Saskia Cousin : L’expression désigne plusieurs choses et cela entraîne bien souvent une confusion. Le tourisme de masse, c'est la dénonciation ou la moquerie des pratiques vacancières de classes populaires. Mais elle fait aussi référence au phénomène visible de concentration de vacanciers ou de touristes dans un espace (villes, sites naturels) qui n’est pas en capacité de les accueillir. Enfin, évoquons l’industrialisation du tourisme : comme tout secteur de consommation de masse, il y a une concentration des capitaux et des firmes, mais aussi une standardisation des produits et des destinations.

Dans quel contexte et à quel moment cette expression est-elle apparue ?

Le sociologue Jean-Didier Urbain l'explique dans ses publications : le touriste est moqué dès l’invention du voyage organisé. Au XIXe siècle, Chateaubriand se moque des "Cookers" qui pique-niquent sous le Parthénon. On est pourtant très très loin d’une concentration des capitaux et des vacanciers. L’expression "tourisme de masse" apparaît dans les années 60 avec la démocratisation de l’accès aux vacances, mais aussi aux lieux autrefois réservés aux élites, en parallèle d'une industrialisation de l’organisation de l’offre.

Pourtant, on associe souvent le tourisme de masse à l'instauration des congés payés en 1936...

C'est une erreur historique, économique, sociale et politique. La massification des départs en vacances estivaux a lieu dans les années 1960. Le voyage organisé, les resorts et tous les autres produits standardisés du secteur touristique sont plutôt le fait des catégories sociales supérieures, avant d'être celui des classes moyennes occidentales. 

Quelles ont été les premières destinations "victimes" du tourisme de masse ?

Le moteur du tourisme, c'est le mimétisme : on désire des lieux, des ambiances et des pratiques parce qu’une imagerie est en circulation. Que ce soit des guides touristiques ou Instagram, il y a toujours la production d'images à l'origine. Les destinations désignées comme victimes ont été "inventées" par des élites, mises en marche par des hôteliers, des rédacteurs de guides, des financements publics. En France, la première destination moquée concerne les aménagements du plan Languedoc dans les années 1960. Pourtant, cinquante ans plus tard, il semble que ces grands travaux et la concentration des vacanciers dans des stations, ait permis de mieux préserver l’environnement que sur la Côte d’Azur qui a opté pour la privatisation de son littoral. 

A Dubrovnik, à Venise ou à Palma de Majorque, on emploie l'expression "tourisme de masse" pour évoquer la densité de voyageurs qui se concentrent là-bas au moment des vacances d'été. Pourtant, il y a du monde aussi à Paris, New York et Londres. Ces villes sont même en tête des classements des destinations les plus visitées, mais nous ne l'envisageons jamais comme du tourisme de masse. N'est-ce qu'un rapport entre la superficie et le nombre de voyageurs ?

Ce n'est pas une question de nombre de vacanciers. Cela relève d'une concentration dans l'espace mais aussi dans le temps. On parle de personnes aisément identifiables comme "touristes". A Paris, le souci n’est pas la déambulation dans les quartiers touristiques mais l’emprise des locations de courts séjours sur le marché immobilier et sa transformation en décor instagrammable. 

Généralement, on utilise l'expression pour désigner des destinations qui ont une image populaire. Ce lien est-il réel ?

Les pratiques populaires de vacances, et notamment le repos balnéaire, sont toujours plus associées à l’expression "tourisme de masse", que les pratiques de tourisme culturel tout aussi massives, à Versailles, par exemple.  

Aussi, ce sont bien souvent des destinations que l'on rejoint par avion...

Oui car la seule pertinence de l’expression "tourisme de masse" est celle qui restitue le phénomène d’industrialisation du tourisme, qui implique concentration des flux, standardisation des produits et concurrence par les coûts. Un aéroport produit une orientation et une concentration des flux. Cet aspect est renforcé par l'activité des compagnies aériennes low cost mais aussi le capitalisme des plateformes, qui incitent à consommer le plus possible de voyages de courte durée. 

Le tourisme de masse est-il forcément destructeur dans la mesure où le PIB de nombreux pays reposent d'abord sur les recettes générées par le tourisme ? 

Toute activité industrielle détruit des environnements, des styles de vie en même temps qu’elle produit des recettes. Ce n’est absolument pas spécifique au tourisme. La véritable question à poser est celle de la prise en compte de ce que les économistes nomment "les externalités négatives du tourisme". Toutefois, il faut rappeler que ce sont les pratiques de vacances dans les pays de résidence - le tourisme domestique - qui font vivre les territoires, notamment ruraux. Le tourisme international profite essentiellement, voire uniquement, aux grandes marques et aux centres touristiques.

Des destinations, à l'image de Venise, ne pourront jamais pousser les murs pour accueillir le nombre conséquent de curieux qui entendent de la découvrir... Et dans le même temps, on imagine difficilement l'intérêt des touristes pour la Sérénissime s'essouffler... N'est-il pas utopique d'imaginer mettre fin au tourisme de masse, comme le prétendent certains observateurs ?

Il existe des mesures simples comme l’interdiction des bateaux de croisière et l’arrêt des constructions d’hôtels de chaîne en cours. Le même problème existe à Barcelone et à Lisbonne. La question est plutôt de réguler une industrie. Ce sont des choix politiques. Il faut des politiques publiques de régulation des transports, des flux et des accès. C’est une question de volonté politique.

La hausse des prix dans l'aérien peut-elle mettre un frein à la popularité d'une destination ?

La question n’est pas la popularité mais le coût social, culturel, environnemental engendré par la surfréquentation. Il est étrange de raisonner uniquement en termes de hausse des prix. On doit plutôt s'interroger à propos de la raréfaction des vols et non leur coût pour le voyageur. Les billets à bas coûts sont incités par les plateformes, qui font leur marge sur la répétition de voyages de courte durée. Il existe de multiples manières de penser la raréfaction, sans empêcher les plus modestes d’accéder au voyage. Par exemple, on pourrait inventer des cartes avion obligatoires mais inversées par rapport aux programmes de compensation carbone proposés par les compagnies aériennes : plus vous voyagez, plus c’est cher et/ou plus votre séjour est court, plus il est cher. 

Les voyages ouvrent l'esprit, ils nous apprennent à comprendre les autres, à cultiver notre bienveillance. Pourtant, compte tenu du contexte climatique actuel, certains n'osent plus dire qu'ils voyagent (ou qu'ils aiment voyager). Outre le "flight shaming", il y a une vraie injonction à ne plus voyager. A terme, est-ce que cette situation pourrait redéfinir la façon dont nous voyageons ?

Le voyage fait partie de l’Histoire de l’humanité. L’immense majorité des gens qui voyagent ne font pas appel à l’industrie du tourisme. En revanche, un voyage all inclusive à l’autre bout du monde n’ouvre pas l’esprit : il est souvent choisi en raison de son coût moindre par rapport à une destination plus proche. La forme industrielle du tourisme et du transport née il y a 150 ans et massifiée dans les 50 dernières années est en passe d’épuiser toutes ses ressources dans une logique extractiviste. Certes, il y a des discours normatifs contre le flight shaming mais ils sont d’abord tenus par celles et ceux qui prennent le plus l’avion. Les Suédois ont inventé le "flygskam" mais c’est aussi le peuple d’Europe qui prend le plus l’avion... Pour que le voyage et les vacances puissent perdurer, il faudra que les vacanciers puissent continuer d'échapper à cette industrie. Il faudra aussi réinventer les politiques de socialisation et d’éducation au voyage, à l’environnement, à l'altérité : le retour des classes vertes, des colos.... Des politiques publiques sont nécessaires si nous voulons que des transports et des modes de voyage alternatifs puissent prendre de l’ampleur. Je pense notamment à une politique européenne du train, qui est souvent dix fois plus cher que l'avion.

Inscrivez-vous aux newsletters de la RTBF

Info, sport, émissions, cinéma...Découvrez l'offre complète des newsletters de nos thématiques et restez informés de nos contenus

Sur le même sujet

Articles recommandés pour vous