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Confisquer les avoirs russes pour financer la reconstruction de l'Ukraine, un dangereux précédent ?

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Qui casse, paie. L’expression résonne comme un mantra depuis plusieurs mois dans les couloirs européens.

La guerre menée par la Russie n’est pas finie, mais on sait déjà que la reconstruction de l’Ukraine coûtera très cher. Les dommages se chiffreront en centaines de milliards d’euros, car il faudra reconstruire les infrastructures, les entreprises, les habitations, mais aussi dédommager les victimes de la guerre.

Pour l’Europe, la facture, c’est donc… direction Moscou !

"La Russie doit payer financièrement pour la dévastation qu'elle a causée", déclarait la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, en novembre dernier. "Le préjudice subi par l'Ukraine est estimé à 600 milliards d'euros. La Russie et ses oligarques doivent indemniser l'Ukraine pour les dommages subis et couvrir les coûts de reconstruction du pays."

En l’état, Moscou n’a évidemment aucune intention d’honorer cette facture. Qu'à cela ne tienne, les Européens ont leur petite idée : utiliser l’argent russe, présent chez nous.

C’est un des effets des sanctions contre Moscou. Les Européens, les Américains et les Canadiens ont gelé des avoirs russes : des yachts, des voitures de luxe, mais aussi de l’argent russe qui se trouve sur des comptes en Occident. Un joli pactole de plus de 300 milliards d’euros d’avoirs bloqués, auxquels la Russie n’a donc plus accès.

Depuis quelques mois, une idée trotte donc dans la tête des Occidentaux, et elle s’est encore invitée au sommet européen la semaine dernière : et si, au lieu de geler ces avoirs, on décidait de les saisir pour de bon, de les confisquer et les réaffecter au bénéfice de l’Ukraine ?

La proposition semble couler de source, mais la réalité n’est pas aussi simple. Car il faut que tout cela soit compatible avec le droit international.

Que dit le droit international ?

Confisquer des avoirs appartenant à des individus est certes possible. Le droit international permet en effet de saisir les biens, en l’occurrence, d’oligarques russes, pour autant que l’on puisse prouver que ces biens sont le produit d’activités criminelles (par exemple, corruption ou blanchiment d’argent).

Mais les biens individuels ne représentent qu’une petite partie des avoirs russes gelés (19 milliards d’euros sur plus de 300). L’essentiel appartient à la Banque centrale russe et à la Fédération de Russie. Or il est quasi impossible de confisquer ces avoirs d'Etat, en vertu de la loi sur "l’immunité des Etats".

"Le droit international permet de contraindre la Russie à réparer les dommages qu’elle a causés, mais on ne peut pas nous-mêmes prélever sur le patrimoine russe, en saisissant les avoirs de la Banque centrale russe. Cela n’est pas permis par le droit international aujourd’hui", explique Frédéric Dopagne, professeur de droit international à l’UCLouvain et avocat.

Si on veut saisir les avoirs russes, il faut donc une base juridique, un nouveau cadre international qui le permette. C’est sur cela que planche l’Union européenne en ce moment. L’idée serait non pas d’utiliser l’argent russe en tant que tel, mais de l’investir et d’utiliser les revenus pour financer la reconstruction de l’Ukraine.

Mais mettre le grapin sur les avoirs russes n’est pas sans risque, estime Frédéric Dopagne. En faisant cela, on ouvre la boîte de Pandore. On crée un dangereux précédent : "Ce serait une première de confisquer 300 milliards d’euros appartenant à un Etat étranger, fût-ce en réponse à une agression. A l'avenir, cela pourrait donner des arguments à des Etats qui diront : 'faisons la même chose. Allons saisir de l’argent de la Banque centrale française ou tel bâtiment de l’ambassade des Etats-Unis, ou tel compte bancaire du gouvernement allemand, parce qu’on considère qu’ils ont violé le droit international'. Affirmation peut-être totalement farfelue. Mais il y aura eu un précédent."

Des précédents aux Etats-Unis, mais pas en Europe

En réalité, des exemples de saisie de biens d’Etats existent aux Etats-Unis. Mais ces saisies ont eu lieu dans des contextes très différents de celui de l’Ukraine en guerre.

En 2016, par exemple, les Américains ont confisqué des fonds iraniens, dans le cadre de leur politique antiterroriste. Une décision contestée par l’Iran lui-même devant la Cour internationale de justice.

Plus récemment, les Etats-Unis ont entamé une procédure pour saisir des avoirs de la banque afghane, afin d’éviter que cet argent tombe entre les mains des Talibans. Ici aussi, le contexte est éloigné de celui qui nous préoccupe, puisque le gouvernement taliban n’est pas reconnu par la communauté internationale.

Sur le continent européen, par contre, aucun précédent de confiscation d’avoirs d’Etat. Après la Première Guerre mondiale, l’Allemagne a bien dû payer des réparations, mais ces réparations sont intervenues après la guerre, avec l'accord de l'Allemagne. "Cela s'est fait dans le cadre de différents traités de paix avec les différents Etats belligérants. Même chose avec l'Italie, avec le Japon. C’est la solution la plus suivie. Au sortir de gros conflits, on conclut un traité de paix ou un règlement du conflit par toutes les parties, qui se mettent à la table des négociations et qui discutent notamment des réparations de guerre."

En Ukraine, la fin de la guerre semble bien éloignée. Difficile d'envisager un accord de paix avec la Russie, encore moins d’imaginer que Moscou accepte de payer des réparations.

L’Europe préfère donc avancer seule. Utiliser l’argent russe sans son aval. Mais elle n’en est encore qu’aux préliminaires. La mise en place d’un cadre juridique international qui tienne la route, prendra du temps... sans garantie de succès.

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