"Ce spectacle est dédié à la mémoire de tous les casseurs et les casseuses de codes". La dernière phrase de la pièce résume tout : le sujet, l'intention et la clé d'interprétation. "Codebreakers", conçue, écrite et mise en scène par le talentueux Vladimir Steyaert, fait l'effet d'une douche froide, d'une gifle en pleine figure. À travers le destin brisé de quatre (célèbres) individus, coupables d'être un peu trop visionnaires, trop intègres ou trop fidèles à eux-mêmes, la pièce jette une lumière crue sur la façon dont la société traite ceux qui osent s'attaquer aux vieux tabous. Et l'on s'aperçoit avec douleur que, de l'époque inquisitrice à nos jours, la mécanique impitoyable de la persécution est demeurée la même. Seul son visage a changé.
Giordano Bruno, un frère dominicain, soutient les thèses de Copernic. Exécuté sur le bûcher en 1600, il est resté le symbole des martyrs de l'Inquisition. Camille Claudel rêve de devenir sculptrice, à une époque où ce métier est réservé aux hommes. Trahie et rejetée par sa propre famille, elle passe les 30 dernières années de sa vie en asile psychiatrique. Alan Turing, scientifique de génie qui joue un rôle décisif lors de la seconde guerre mondiale en parvenant à briser le code de la défense nazie, a le malheur d'être gay. Il est condamné à la castration chimique par la société puritaine d'après-guerre. Bradley Manning, enfin, livre des informations classées "secret défense" à WikiLeaks, au sujet des bavures commises par l'U.S. Army en Irak et en Afghanistan. Dénoncé par son amant, il est incarcéré pour trahison. Devenue Chelsea Manning, graciée par Obama en 2017, elle est à nouveau mise en détention pour refus de témoignage le 8 mars 2019, suite à l'arrestation de Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks.
Des trajectoires qui s'entremêlent
Ils ne sont que quatre, mais ils parlent pour la multitude des incompris, pour tous ceux que l'on a voulu taire, qui sont sortis du cadre, qui ont osé questionner l'inquestionnable. Leurs trajectoires s'entremêlent, grâce à la mise en scène habile de Vladimir Steyaert : les scènes, comme autant de fragments d'existence, qui se succèdent en fondu-enchaîné, se mélangent et s'enchevêtrent. À travers les époques, elles se font écho et entrent parfois même en dialogue. La cohérence repose également sur la récurrence de motifs symboliques, comme Blanche-Neige et la pomme empoisonnée, ou encore les ânes, qui représentent la société aveugle. Les acteurs, Maïanne Barthès, Christophe Brault, Vincent Hennebicq et François Sauveur, alternent brillamment entre les figures de casseurs de codes et les personnages avec lesquels elles interagissent. Le changement de rôle a parfois lieu sur la scène même, tantôt habile et discret, tantôt pleinement assumé.
Une pièce engagée contre le dogme et sa violence autoprotectrice ne pouvait se résoudre à demeurer classique, tant sur le plan de la narration que sur celui de la mise en scène. Sans être révolutionnaires, toutes deux manifestent l'intention de Vladimir Steyaert de déstabiliser le spectateur, par un mélange ecclectique de styles, de modes et de registres. Dans une approche résolument post-moderne et multimodale, le metteur en scène met à profit tous les supports dont il dispose. Des vidéos d'archive, des projections en direct sous un angle normalement inaccessible au spectacteur, des enregistrements, des jeux de lumière virtuoses, un usage très réussi des possibilités offertes par le décor, et même une prestation musicale en direct, contribuent à faire de la pièce un spectacle total.
Une discontinuité qui renforce le trouble
Au niveau de la narration, les ruptures sont également omniprésentes. La pièce est divisée en deux parties : l'une est consacrée à la transgression des personnages, l'autre à leur persécution. Entre les deux, une vaste ellipse temporelle. Une discontinuité qui renforce l'effet de trouble, en attirant l'attention sur les non-dits. La fiction historique et le conte de fées s'interpénètrent quand le personnage de Blanche-Neige prend vie, d'abord bienveillant et ridicule, puis se muant en juge impitoyable pour les quatre accusés, dans le cadre d'un procès démentiel. Les moments de calme sont soudain troués de cris horribles, les scènes burlesques et drôles alternent avec des passages dramatiques, voire particulièrement atroces, comme la projection de la vidéo d'archive authentique du raid aérien du 12 juillet 2007 à Bagdad, où la réalité rattrape la fiction dans toute sa violence.
Bouleversante et interpellante, la pièce "Codebreakers" sera encore jouée au Théâtre National ce dimanche 13 octobre à 15h, mardi 15 octobre à 20h30 et mercredi 16 octobre à 19h30. Pour plus d'informations, consultez le site du théâtre.