L'odyssée

Chromesthésie, quand les couleurs et les sons se mélangent chez les compositeurs

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Par Françoise Lecharlier

Si la correspondance entre sons et couleurs ne repose sur aucune base scientifique, il n’en reste pas moins que nombre de compositeurs, de musiciens ou de peintres ont conjugué sons et couleurs pour enrichir leur langage et leurs créations et qu’il existe bel et bien un vocabulaire commun entre la musique et les couleurs.

Cette idée de comparer les sons avec les couleurs remonte déjà à l’Antiquité, où Aristote nous faisait remarquer que de la même façon qu’il existe des sons mélodieux ou dissonants, il existe des couleurs agréables ou choquantes. Aristote pensait également que l’harmonie des couleurs était régie par des relations entre des nombres analogues à celles de l’harmonie musicale.

Au XVIIe siècle, c’est Isaac Newton qui était convaincu d’une fréquence commune entre les couleurs et les sons. C’est d’ailleurs grâce à Newton que l’on a découvert qu’il y avait sept couleurs dans l’arc-en-ciel et il a mis en correspondance ces sept couleurs de l’arc-en-ciel avec les sept notes de la gamme diatonique.

Le vocabulaire commun entre la musique et les couleurs

Il existe un vocabulaire commun entre la musique et les couleurs.

Et le premier terme que l’on pourrait pointer, c’est justement le mot couleur, qui est largement utilisé dans le vocable de la musique. En effet, lorsqu’on parle de "couleur" en musique, ce terme évoque le caractère d’une œuvre musicale, le jeu d’un interprète ou encore le timbre d’un instrument ou d’une voix. Justement la "couleur vocale" est, en quelque sorte, la carte d’identité sonore de la voix d’une chanteuse ou d’un chanteur.

Et si on se plonge dans les couleurs, le bleu est fort présent en musique. En effet, cette couleur, en musique, fait immédiatement référence au jazz. En effet, on parle de "blue notes", de "blues", pour désigner une altération des notes par un abaissement d’un demi-ton et qui donne une couleur mélancolique à un morceau.

Autre similitude de langage entre la musique et la peinture, la couleur, on parle dans les deux disciplines de "clair", de "sombre", de "brillance" mais aussi de "nuances".

Un dernier mot de vocabulaire commun que l’on peut pointer – la liste n’étant pas exhaustive – c’est bien évidemment le terme chromatique. Cet adjectif, dont l’étymologie latine et grecque fait référence au "teint hâlé", évoque directement la couleur. Mais il est également utilisé dans le langage musical, puisque l’échelle chromatique (ou la gamme chromatique) est une échelle composée de douze degrés séparés les uns des autres par un demi-ton, qui correspondrait, au niveau visuel, à plusieurs nuances d’une même couleur.

Une thématique à écouter ci-dessous (à partir d'1h52)

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Des sons et des couleurs dans les écrits de compositeurs, écrivains et peintres

Le compositeur Grétry écrivait dans ses Mémoires "Le musicien bien organisé trouve toutes les couleurs dans l’harmonie des sons. Les sons graves ou bémolisés font à son oreille le même effet que les couleurs rembrunies font à ses yeux, les sons aigus ou diésés font, au contraire, un effet semblable à celui des couleurs vives et tranchantes. Entre ces deux extrêmes, on trouve toutes les couleurs qui sont, en musique de même qu’en peinture, propres à désigner différentes passions et différents caractères".

Charles Baudelaire par Gustave Courbet

L’époque romantique va aussi développer cette théorie liant musique et couleurs. A cette période, les artistes vont carrément refuser la séparation arbitraire des arts pour un retour à une "œuvre intégrale" faisant appel à tous les sens. Ce concept d’œuvre d’art total a notamment été défini par Richard Wagner. C’est une idée qui fera son chemin, notamment grâce à Baudelaire qui avait assisté à trois concerts dirigés par Wagner à Paris en 1860. Il a été totalement subjugué et enthousiasmé par la musique du compositeur allemand, touché par la grâce de la musique wagnérienne et par l’emprise de cet art scénique total, ce qui l’a conduit à dire que, "ce qui serait vraiment surprenant, c’est que le son ne put pas suggérer la couleur, que les couleurs ne puissent pas donner l’idée d’une mélodie et que le son et la couleur fussent impropres à traduire des idées".

La chromesthésie

La chromesthésie est un phénomène mystérieux, phénomène neurologique qui provoque, chez celui qui en est "atteint", une association subjective d’un son avec une couleur. Une personne atteinte de chromesthésie perçoit, sans effort ou sans contrôle, chaque son avec une sensation colorée.

Parmi les personnes qui ont été touchées par ce phénomène, on retrouve beaucoup de peintres mais également des musiciens et des compositeurs.

Duke Ellington, par exemple, pouvait entendre des sons comme des couleurs et qui pouvait voir les couleurs comme des sons. Et ce n’est peut-être pas étonnant qu’il est montré des signes précoces de génie en tant que peintre puisque rappelons que Duke Ellington avait reçu une bourse pour étudier dans le prestigieux Pratt Institute de New York. Pourtant, à l’âge de 16 ans, Ellington se tourne vers la musique, même si, durant toute sa vie, il continuera à peindre. Certaines de ses œuvres offrent un parallèle intéressant entre sa représentation du récit en musique et les arts visuels. Son "Satin doll" est un bel exemple de chromesthésie : il a composé cette musique en 1953, et il a réalisé une peinture qui porte le même nom, qui est une représentation d’une combinaison des femmes les plus importantes de sa vie.

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Leonard Bernstein était, lui aussi, atteint de chromesthésie, qu’il décrivait comme un timbre à colorer. Il disait qu’un compositeur de symphonie avait devant lui toutes les notes de l’arc-en-ciel.

Et s’il y a bien un compositeur qui est emblématique de ce phénomène de chromesthésie, c’est bien Alexandre Scriabine. Le compositeur a réellement approfondi ces correspondances entre sons et couleurs. Chaque note de musique qu’il entendait lui donnait une sensation colorée précise. Selon lui, la couleur souligne la tonalité, elle rend la tonalité plus évidence et sur la partition de son poème symphonique Prométhée, le poème du feu, Scriabine a indiqué sur une portée les couleurs qui devaient être projetées en phase avec la musique. Et lors de la création de l’œuvre en 1915 au Carnegie Hall, un clavier à couleurs, appelé chromola, a été fabriqué spécialement pour l’occasion par un ingénieur. Et ce chromola commandait la projection de lumière colorée sur un écran.

Alexander Scriabine
Alexander Scriabine © Fine Art Images / Getty Images

Nikolaï Rimski-Korsakov, qui était professeur au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, n’a pas hésité à révéler que dans son esprit, les tonalités avaient une couleur : le do était blanc, le ré était jaune, le mi était bleu, le fa était vert…

La compositrice Amy Beach a été attirée, durant toute sa vie, par la nature, qui était une véritable source d’inspiration. Elle aimait composer à l’extérieur et les représentations qu’elle se faisait de la nature étaient amplifiées par sa chromesthésie. Depuis sa jeunesse, elle entendait les touches du piano comme différentes couleurs et, paraît-il, ces associations étaient constantes : les deux tonalités mineures partageaient la même couleur, à savoir le noir et c’est sans doute pour cela qu’elle a majoritairement composé en majeur. L’obscurité associée à ce mode mineur était, paraît-il, liée à une aversion qu’elle avait étant petite pour ce mode mineur qui lui rappelait les punitions de sa mère.

Pour d’autres compositeurs, la chromesthésie est devenue essentielle à leur identité artistique, c’est notamment le cas d’Olivier Messiaen. Il est l’un des musiciens qui a le plus approfondi ces rapports sons-couleurs : "Lorsque j’entends ou que je lis une partition, disait-il, en l’entendant intérieurement, je vois intellectuellement des couleurs correspondantes qui tournent, bougent, se mélangent". Il a même utilisé des couleurs comme indications dans sa musique dans l’espoir de transmettre ses propres sensations, et en particulier dans ses pièces qui évoquent les oiseaux. Il voyait d’ailleurs des couleurs lorsqu’il écoutait le chant des oiseaux et souvent, les couleurs qu’il décrivait étaient identiques à celles du plumage de l’oiseau en question.

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Chez Jean Sibelius, la chromesthésie s’exerçait dans les deux sens, les sons lui faisaient voir des couleurs, mais les couleurs généraient aussi des sons dans son esprit. Il paraît qu’enfant, il écoutait des gens jouer au piano chez lui et reliait les gammes et les accords aux rayures multicolores d’un tapis au sol.

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