Dans le cadre de la "Décennie consacrée aux personnes d’ascendance africaine" proclamée par l’ONU et à l’occasion du 59e anniversaire de l’indépendance du Congo (RDC), trois articles sont consacrés aux Afrodescendant.e.s, à leur(s) histoire(s), leurs luttes et leurs victoires.
Plus de racisme après les indépendances ?
On a pu croire qu’une fois les indépendances proclamées, les peuples nouvellement libérés pourraient reprendre le cours de leurs histoires respectives et nouer un dialogue "égalitaire" avec les anciennes puissances coloniales. Dans les faits, non seulement les postcolonisé.e.s continuent de porter les marques du traumatisme colonial, génération après génération, mais les structures sociales elles-mêmes ne semblent pas pouvoir s’affranchir des logiques racistes de l’époque coloniale : la "race" (sociale) reste un facteur majeur de discrimination et d’exclusion sociale. Dans son rapport de 2017 intitulé "Discrimination envers les personnes d’origine subsaharienne : un passé colonial qui laisse des traces", UNIA, le centre interfédéral belge expert en politique d’égalité et de non-discrimination, rapportait que "dans l’ensemble des dossiers ouverts entre 2010 et 2016, parmi les critères dits ‘raciaux’, un dossier sur 5 concern [ait] la ‘négrophobie’". On se rappellera les chants racistes dont a été victime une festivalière de Pukkelpop l’an dernier. Comment expliquer que plusieurs décennies après les indépendances africaines, les afrodescendant.e.s soient encore la cible de violences racistes qu’on pourrait qualifier de (néo) coloniales ?
La colonialité ou le maintien des hiérarchies coloniales de pouvoir et de savoir
Quijano, un sociologue sud-américain, a théorisé le concept de "colonialité du pouvoir" pour mieux comprendre les formes recomposées que prennent, aujourd’hui, les rapports coloniaux – ou plutôt néocoloniaux – autour des enjeux liés à la "race" (sociale). Pour lui, les colonisations ont forgé une matrice coloniale qui s’enracine dans les systèmes de pensée de l’époque caractérisés par leur racisme ("les indigènes sont inférieurs par nature"), leur sexisme ("les femmes indigènes ont une sexualité incontrôlable") et par une exploitation économique des colonisé.e.s ("le travail des indigènes peut être approprié gratuitement ou à moindre coût"). Ces systèmes de pensée racistes, sexistes et capitalistes façonneraient les rapports contemporains entre les populations postcoloniales et les populations postcolonisées. Par ailleurs, ce rapport de colonialité se retrouverait également dans la production du savoir, tant au niveau académique que commun : seule la science ou les valeurs occidentales sont considérées comme légitimes et à portée universelle, le savoir produit par d’autres régions du monde étant plutôt relégué dans les catégories particularistes de la tradition et/ou du folklore.
Le whitesaviorisme : la mission civilisatrice n’est pas finie !
L’une des clés de compréhension de cette continuité des rapports coloniaux est, sans conteste, la notion de "mission civilisatrice" : invoquée comme justification aux projets colonialistes des puissances européennes, elle postule la suprématie morale et civilisationnelle des pays européens et justifiait, à ce titre, que ceux-ci colonisent des populations représentées comme inférieures, arriérées et incapables d’exploiter les ressources de leur environnement. La continuité de ce rapport de tutelle est typiquement illustrée par les postures de "whitesaviorism ou complexe du sauveur blanc" que l’on retrouve, notamment, dans le tourisme humanitaire largement imprégné de stéréotypes (néo) coloniaux relatifs au continent africain et, par extension, aux populations africaines elles-mêmes. Concrètement, ce type de tourisme repose sur l’idée qu’il incombe aux populations occidentales d’entreprendre le "sauvetage" des Africain.e.s – perçu.e.s comme des victimes passives de la pauvreté et/ou de leur culture – en faisant complètement fi des rapports d’exploitation Nord-Sud et en invisibilisant les capacités d’action et d’autodétermination des Africain.e.s. Pour l’anecdote, les réseaux sociaux se sont amusés à parodier à l’aide d’une Barbie les mises en scènes offensantes et néocoloniales des touristes humanitaires qui se photographient "en train d’aider un enfant noir".
L’impact inquiétant de l’expérience quotidienne de la colonialité pour les afrodescendant.e.s
Au-delà d’un concept, les rapports de colonialité sont de véritables expériences de vie auxquelles sont confronté.e.s les Afrodescendant.e.s et plus généralement les populations postcolonisées. Quotidiennement, ces personnes feront face à des situations vexatoires, discriminatoires et/ou humiliantes en raison des stéréotypes qu’on attribue à leur groupe culturel. Dans le rapport d’UNIA précité, l’analyse des stéréotypes qui pèsent sur les Africains subsahariens en Belgique établit que ces derniers sont perçus comme "plus paresseux", "inférieurs" et "moins civilisés" que la majorité des autres groupes ethniques considérés. Ces représentations très négatives vont les exposer à des discriminations multiples dans tous les pans de leur vie depuis leur scolarité à leur accès sur le marché de l’emploi ou leur accès au logement. Plus inquiétant encore, la qualité des soins médicaux apportés est conditionnée par ces stéréotypes, c’est ce que l’on appelle le "syndrome méditerranéen" lequel consiste à minimiser la gravité de l’état de santé d’un.e patient.e et à retarder sa prise en charge en raison des stéréotypes associés à ses origines. Dans le cas des femmes noires, elles souffrent d’un double stéréotype : elles sont réputées être physiquement plus résistances que les autres femmes mais également plus enclines à se plaindre de douleurs (supposés) minimes, ces stéréotypes conduisant souvent à des drames qu’on aurait pu éviter.
Comment sortir de la boucle ? Consentir un effort de décentrement
L’une des manières de sortir de ces rapports de domination est de se "décentrer", c’est-à-dire de prendre conscience que l’expérience occidentale n’est pas une norme humaine universelle mais plus une expérience particulière au même titre que celle des Afrodescendant.e.s. Concrètement, cet effort de décentrement est très facile à effectuer à un petit niveau grâce à des attitudes assez simples :
- Prendre conscience de ses privilèges sociaux (voici un petit test pour "checker vos privilèges") afin de faire un effort conscient pour rééquilibrer les rapports sociaux.
- Intervenir systématiquement face à une remarque ou une micro-agression raciste à laquelle vous assistez (blague comportant un stéréotype néocolonial type imitation d’un "accent africain", caresse des cheveux d’un.e afrodescendant.e. sans son consentement, ...).
- Inviter des expert.e.s afrodescendant.e.s dans vos réunions de travail ou vos colloques et pas uniquement pour traiter de la diversité, nombre d’entre elles/eux disposent d’expertises pointues sur des sujets aussi divers et généraux que les sciences, la culture, la finance ou la politique.
- Repenser vos interactions avec les Afrodescendant.es et les expurger des clichés néocoloniaux ("On ne voit que tes dents sur la photo", "Au retour de vacances, je suis aussi bronzé.e que toi", "Tu viens d’où ?", ...)
- Repenser vos techniques de drague et les expurger de tout clichés néocoloniaux ou fétichisation des Afrodescendant.e.s (les métaphores animales de type tigresse sont à proscrire, de même que les allusions à une sexualité prétendument incontrôlable et/ou toute référence à la taille des organes génitaux de ces personnes).
Comment casser les stéréotypes ? Décoloniser les mentalités !
Quant à l’effort de décolonisation des mentalités, il concerne tout le monde et consiste en un effort de déconstruction des "évidences" : il nous faut donc réinterroger nos manières de concevoir le monde, les groupes sociaux qui le peuplent en ce compris le nôtre mais également notre rapport aux productions humaines. Concrètement, il suffit de se poser régulièrement des questions toutes simples sur notre rapport à l’autre et à soi telles que :
- Suis-je capable de nommer cinq artistes issus d’un autre groupe culturel que le mien ?
- Qu’est-ce que je connais des autres continents ?
- Qu’est-ce que je considère comme faisant partie de 'la' culture ?
- Est-ce que je me sens moins compétent.e à cause de mon origine ?
- Est-ce que j’ai honte d’un trait physique considéré comme 'trop typé' ?
- Est-ce que je connais mon histoire ?
Ensuite, il suffit de faire un effort de documentation pour construire une vision plus juste de la réalité sociale et des personnes qui la construisent et/ou construire une image de soi plus juste et plus positive. De nombreuses initiatives décoloniales ont vu le jour ces dernières années : citons, entre autres, l’excellent documentaire afroféministe d’Amandine Gay, "Ouvrir la Voix", qui donne la parole aux Afrodescendantes et qui permet de casser les stéréotypes ainsi que de visibiliser les expériences particulières de femmes noires en Europe ou encore les visites décoloniales organisées à Bruxelles pour contextualiser les monuments coloniaux. L’effort de décolonisation étant l’affaire de tou.t.e.s, n’hésitez pas à contribuer activement au rayonnement de la Décennie consacrée aux personnes d’ascendance africaine".
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Hassina Semah est sociologue et psychologue clinicienne, spécialisée dans les violences conjugales et interculturelles. Elle est major de la première promotion du master francophone de spécialisation en études de genre. Elle est également membre des collectifs féministes " Resisters " et " Collecti.e.f 8 maars ".