Dans cette lettre, la journaliste et écrivaine Juliette Goudot revient sur sa dernière rencontre avec Valeria Bruni Tedeschi, la réalisatrice du film Les Amandiers. C’était avant d’apprendre que Sofiane Bennacer, l’un des acteurs du film, a été mis en examen pour viols et violences sur plusieurs anciennes compagnes.
Chère Valeria,
Nous nous sommes rencontrées au festival Namur au mois d’octobre pour parler de votre dernier et très beau film actuellement dans les salles, Les Amandiers. Dans le foyer du grand Théâtre vous étiez lovée dans un pull rose avec cet air pas réveillé, cette voix un peu fêlée qui est la vôtre et qui nous touche au cinéma, chez Claire Denis, Bruno Dumont, François Ozon, dans vos propres films, mais aussi chez Patrice Chéreau qui vous a fait débuter.
Patrice Chéreau et vos années de votre jeunesse sont le sujet des Amandiers donc, évocation flamboyante de vos années d’apprentissage dans l’école avant-gardiste que dirigèrent Pierre Romans et Patrice Chéreau, disparus tous les deux, à Nanterre à la fin des années 80.
Vous m’avez dit alors, "Chéreau on lui avait proposé l’Odéon", temple du théâtre parisien, "mais il a choisi Nanterre, Nanterre c’était la banlieue mais tout le monde venait, Barbara, Catherine Deneuve, Koltès, c’était un choix politique".
Chéreau et Romans sont les seuls à porter leurs vrais noms dans le film, pour "la légende musicale" autour m’avez-vous dit. Les autres personnages sont fictionnels mais évoquent les vies croisées de vos camarades, Eva Ionesco, Agnès Jaoui, Vincent Perez… et puis votre premier amour, Thierry Ravel, mort d’une overdose en 1991, qui inspire la romance disons toxique entre les personnages d’Etienne et Stella, votre double, interprétée par Nadia Tereszkiewicz.
Le film est désormais l’objet de ce qu’on appelle " un scandale " dont les implications politiques et intimes se chevauchent. Le 22 novembre le journal Le Parisien a révélé que l’acteur qui interprète Etienne, Sofianne Bennacer, a été mis en examen je cite pour "viols et violences sur conjoints" à la suite des plaintes de quatre femmes, et fait l’objet d’une enquête publiée ensuite dans le journal Libération. Il a depuis été retiré de la liste des révélations aux Césars du cinéma, vous êtes aujourd’hui très proche de l’acteur, l’effet miroir est troublant.
Mais cela à Namur je ne le savais pas.
En interview vous louez le génie de Chéreau interprété par Louis Garrel mais vous condamnez aussi certaines pratiques – la drogue, l’absence de limites entre maîtres et élèves. Vous dites alors que le plus important c’est l’intelligence et que Chéreau n’était pas je cite "politiquement correct". Vous dites que vous adhérez souvent vous-même au politiquement correct, par peur. Peur de qui, je demande. Vous répondez de l’opinion publique, des gens, vous dites que nous sommes entrés dans "le règne de la terreur".
Je tente une perspective critique sur le concept déjà très politique de "politiquement correct" et puis soudain l’interview bascule, je vois du feu dans vos yeux et vous dites : "et la présomption d’innocence, vous en faites quoi ?"
Il ne me semblait à aucun moment l’avoir égratignée. Vous dites que le féminisme brise des vies. Il me semble plutôt que c’est la violence faite aux femmes qui brise des vies et pas l’inverse. On peut reprocher au journal Libération sa Une, le choix de la photo qui insiste sur le regard vrillé de l’acteur et ses doigts écorchés, mais pas son enquête. La présomption d’innocence que nous partageons avec vous Valeria, ne doit pas empêcher la liberté d’informer. La justice bouge si peu. En Belgique près de 80% des plaintes pour viol sont classées sans suite ; seules 18% des femmes déclarées victimes ont porté plainte ; seuls 1% des viols sont condamnés (les chiffres sont de l’Observatoire national des violences faites aux femmes). Plus tard dans un communiqué de l’AFP paru après la Une de Libération, vous revendiquez, la jeunesse de l’acteur. Soit. Mais à 25 ans on est un homme ou bien on ne l’est pas.
Alors c’est vrai, les représentations changent, on ne peut plus coucher avec ses actrices ni se droguer avec ses élèves et ça n’est pas l’apanage d’une jeunesse que vous qualifiez de "précautionneuse" dans le documentaire qui vous est consacré sur Arte Des Amandiers aux Amandiers. C’est aussi une génération plus lucide, une génération qui refuse les rapports de pouvoir, qui refuse l’écrasement, qui refuse, comme nous, le privilège de séparer les œuvres de ses artistes.
Et puis, chère Valeria, je n’ai pas pu vous le dire car ça n’était pas ma place, mais aujourd’hui vous n’êtes peut-être pas la seule à avoir peur, et pas pour les mêmes raisons. Ces raisons-là, ces jeunes femmes-là qui ont eu le courage de porter plainte parce ce que ça n’est jamais facile, ces jeunes femmes-là qui continuent sans doute d’avoir peur, peur à en avoir mal, puissiez-vous les entendre, puissiez-vous les croire comme vous croyez au théâtre et au cinéma,
Juliette