Les Grenades

Charlotte Abramow, un regard conscient et féministe pour raconter le monde

© Arthur Catton

Par Jehanne Bergé pour Les Grenades

La photographe belge Charlotte Abramow dévoile sa première exposition solo bruxelloise : Volle Petrol. Des œuvres féministes, joyeuses et inclusives à découvrir au centre d’art "Hangar".

C’est à quelques heures du vernissage que Les Grenades ont rencontré cette artiste à l’univers haut en couleur pour une discussion autour de la représentation des corps, de la douceur et de l’engagement militant.

"Nul n’est prophète dans son pays", voilà une expression qui ne s’applique pas du tout à Charlotte Abramow. Ce jeudi 8 septembre, au Hangar, l’ambiance est à l’effervescence.

Très attendue, l’exposition "Volle Petrol" signe le retour en Belgique de la photographe belge suivie par près de 200 000 personnes sur les réseaux. C’est peu avant la grande ouverture que nous retrouvons "cette oiseau rare", comme la décrit la directrice des lieux, Delphine Dumont.

La jeune femme avoue en riant : "Je suis plus stressée de présenter mon travail à Bruxelles qu’à New York, parce qu’ici les gens me connaissent !" Bienvenue dans le monde joyeux et irrévérencieux de cette photographe de talent.

Une ode à la pluralité et à la liberté

Âgée aujourd’hui de 28 ans, c’est à l’adolescence que Charlotte Abramow se lance dans la photographie. À 16 ans, elle fait la rencontre Paolo Roversi lors d’un stage à Arles. En 2011, dans Polka Magazine, le photographe rédige déjà un article sur ses images, intitulé "La fragilité et l’âme d’une guerrière". Après un déménagement à Paris en 2013 pour étudier à Gobelins, L’École de l’Image, très vite, elle remporte plusieurs prix. Et c’est ainsi que de collaboration en collaboration, depuis près de dix ans, elle enchaîne les projets.

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La liste de ses succès se révèle plutôt longue… Citons par exemple ses clips pour Angèle (La loi de Murphy, Je Veux tes Yeux et la chanson qui est devenue un hymne féministe Balance Ton Quoi). Dans un autre registre, son ouvrage Maurice, Tristesse et rigolade (2018) est une véritable pépite de poésie.

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Sa co-réalisation du Petit Manuel Sex Education pour Netflix a également fait grand bruit. Sans oublier, ses nombreux portraits qu’elle partage sur Instagram. Parmi la multitude d’images qui nous entoure, le travail de l’artiste est reconnaissable au premier coup d’œil ; des couleurs vives, des mises en scène très graphiques, un propos engagé.

À travers son objectif, Charlotte Abramow place les humain·es en tant que sujets pluriels et libres

©Be Culture

Les corps sous toutes leurs formes

"Dans mon approche, j’ai eu envie de tourner en dérision le fait que nous les femmes, soyons encore trop souvent réduites à nos corps. Grâce à l’humour, au début, j’ai pris le contrepied de cette réalité. Dans un second temps, je me suis intéressée au fait de se réapproprier son corps, de laisser de la place à une sexualité et au désir, mais, dans un rapport à soi."

Avec le corps comme point de départ, à travers cette exposition, chaque œuvre questionne à sa façon les normes, l’hypersexualisation, les tabous. Des thématiques qui sont centrales dans son travail et qu’on observe déjà dans son premier projet "The Real Boobs" (2014) qui amène une vision ludique et bienveillante sur les seins.

J’essaye de porter un regard réconfortant sur le corps de la personne et sur ce qu’on pense être des imperfections

La photographe explique qu’aujourd’hui, avec le recul, elle élargirait encore bien plus la diversité de ces poitrines, et perçoit cette épreuve comme un "premier brouillon". En effet, ayant commencé sa carrière très jeune, son regard évolue en parallèle à sa sensibilité, à son rapport au monde. "J’ai toujours trouvé trop chouette qu’il y ait toutes sortes de gens et de physiques différents, mais c’est au fil du temps que j’ai davantage compris qu’évidemment le fait que certains corps soient sous-représentés a des conséquences tant au niveau des préjugés que sur la place que les personnes peuvent prendre ou pas dans la société."

© Jehanne Bergé

Le féminisme, un chemin

"Comme c’est le cas pour beaucoup de personnes, le premier livre féministe que j’ai lu, c’était King Kong Théorie de Virginie Despentes. Le mouvement #metoo a par ailleurs encouragé une plus large diffusion de vulgarisation des théories féministes et c’est très bien !" C’est également à travers les rencontres qu’elle fait avancer sa pensée. "Je pense entre autres à Ophélie Secq. Elle est maquilleuse, nous travaillons ensemble et sommes très proches. C’est notamment avec elle que j’ai coécrit le clip ‘Balance ton quoi’. Son background est plus militant que le mien et elle m’a ouvert à ses connaissances."

Sur son "chemin féministe", la jeune femme assume les remises en question et la perpétuelle évolution. "À la suite du clip ‘Balance ton quoi’ justement, une jeune militante féministe musulmane qui porte le voile, Louz, a écrit sur twitter qu’elle était déçue de voir que même si un effort de représentations avait été opéré, les femmes qui portent le voile y étaient une fois de plus invisibilisées. Ça m’a fait du bien d’entendre un avis différent, et constructif. Je l’ai contactée, nous nous sommes rencontrées, elle m’a beaucoup ouvert l’esprit. Par la suite, nous avons mené des actions militantes ensemble. Grâce à elle, j’ai réalisé qu’entre femmes, on peut aussi opérer des rapports de force, mais c’est logique, les femmes ne sont pas un groupe monolithique !"

Je crois que lorsque tu es féministe, tu remets plutôt en question l’idée d’icône… Pour moi, c’est vraiment un engagement collectif

L’intime politique

L’intime en tant que sujet politique est une vision que l’artiste défend à travers tout son travail. "Par exemple, les questions de sexualité relèvent de la santé, de l’éducation, et donc de programmes, de politiques. Pareil pour la PMA pour toutes, c’est une question politique." La photographe pointe aussi la grossophobie et le racisme comme problématiques systémiques.

Par ailleurs, les réseaux sociaux demeurent également des espaces marqués idéologiquement, et des lieux de paradoxes qui oscillent entre hypersexualisation et censure. L’artiste se joue de cette hypocrisie, notamment à travers l’image "Absurde Censure" (2018) où un téton de femme est remplacé par un téton "masculin". Le super clip Les passantes (2018) a lui été supprimé de Youtube aux -18 ans pour cause de "contenu offensant".

"Comme quoi, montrer des femmes diverses, des corps moins normés, des représentations métaphoriques de vulves en épluchures de carotte serait ‘offensant’pour les jeunes utilisateur·ices. C’est pourtant dès le plus jeune âge qu’il faut déconstruire les carcans qui pèsent sur les femmes et sur l’état naturel de nos corps", écrit l’artiste. "Les commentaires sous le clip ‘Les passantes’sont un puits incroyable d’insultes et de dénigrements. D’un côté, je trouve ça intéressant pour ce que ça raconte de l’état du monde", souffle-t-elle.

© Charlotte Abramow

Le super clip Les passantes (2018) a lui été supprimé de Youtube aux -18 ans pour cause de "contenu offensant". "Comme quoi, montrer des femmes diverses, des corps moins normés, des représentations métaphoriques de vulves en épluchures de carotte serait ‘offensant’pour les jeunes utilisateur·ices. C’est pourtant dès le plus jeune âge qu’il faut déconstruire les carcans qui pèsent sur les femmes et sur l’état naturel de nos corps", écrit l’artiste. "Les commentaires sous le clip ‘Les passantes’sont un puits incroyable d’insultes et de dénigrements. D’un côté, je trouve ça intéressant pour ce que ça raconte de l’état du monde", souffle-t-elle.

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Une passation de paroles

À celles et ceux qui pourraient la décrire comme "une icône féministe de la nouvelle génération", Charlotte Abramow répond : "LOL". "Je crois que lorsque tu es féministe, tu remets plutôt en question l’idée d’icône… Pour moi, c’est vraiment un engagement collectif. Quand je photographie Annie Ernaux ou Rokhaya Diallo, mon objectif est de mettre en lumière ce qu’elles racontent, elles. Je m’inscris dans une passation de paroles."

L’artiste s’inspire des codes de la publicité pour attirer le public vers des discours engagés. "Je suis arrivée à la photo par la mode, mais très vite je me suis rendu compte qu’en fait, les vêtements je m’en foutais, ce qui m’intéresse c’est la mise en scène. Grâce à ce procédé, je peux créer l’image que j’ai en tête, que j’imagine. Si j’ai envie de positionner la personne à l’envers sur la photo, je peux le faire", sourit-elle tandis que son œuvre "Equilibre Instable et Jaune" présente en grand un corps en équilibre sur ses mains.

J’arrive dans une époque où on prête plus l’oreille au regard différent. On parle beaucoup de regard féminin, mais pour moi il s’agit plus d’un regard conscient

Photographe, mais aussi réalisatrice ; outre ses clips (les vidéos pour Angèle, Les Passantes, ou dernièrement Clit is Good de Suzane), elle a également participé au projet vidéo "H24 – 24h dans la vie d’une femme" produit par Arte. Inspirée de faits réels, cette série de 24 films courts rend compte des violences faites aux femmes au quotidien. Charlotte Abramow a réalisé l’épisode 12H – Le Cri Défendu, on y retrouve l’actrice Déborah Lukumuena (César du second rôle pour le film Divines en 2017).

Vulvotopia, 2018, Paris.
Vulvotopia, 2018, Paris. © Charlotte Abramow

Plus de place pour les femmes dans le monde de l’art

Trop longtemps, les femmes artistes ont été invisibilisées du monde de l’art, mais depuis quelques années, on observe de plus en plus d’initiatives pour valoriser leur travail. "Je pense qu’il y a sans doute un petit effet de mode, mais c’est plutôt chouette, au moins ça permet à des femmes d’être visibles. Je suis allée voir une expo au Musée du Luxembourg à Paris autour des peintres féminines et des sculptrices des années 20. La plupart d’entre elles étaient reconnues de leur vivant mais elles ont été effacées de notre mémoire."

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Charlotte Abramow pointe le combat de celles qui l’ont précédée pour permettre aux générations d’aujourd’hui de bénéficier de plus d’espace. "J’arrive dans une époque où on prête plus l’oreille au regard différent. On parle beaucoup de regard féminin, mais pour moi il s’agit plus d’un regard conscient." Outre le fait dépasser le "male gaze", l’artiste apporte de la douceur et de la bienveillance sur les corps qu’elle capture. "J’essaye de porter un regard réconfortant sur le corps de la personne et sur ce qu’on pense être des imperfections", conclut-elle.

Il est 18h. La foule afflue. Le vernissage commence, nous la laissons à la fête. "Je ne viens quasi jamais à Bruxelles. Je suis trop contente. Il y a des personnes que je n’ai plus vues depuis 10 ans !" C’est parti à volle petrol !

Infos pratiques

Volle Petrol à voir jusqu’au 17 décembre 2022 au Hangar, 18 place du Châtelain, 1050 Bruxelles. Vous pourrez y découvrir également l’exposition Des oiseaux.

https://www.hangar.art/

 

Charlotte Abramow pour sa première exposition "Volle Petrol" – Entrez sans frapper

Charlotte Abramow pour sa première exposition "Volle Petrol"

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