Belgique

Charlotte Abramow, photographe féministe : "Une image peut être le point de départ d’une discussion, d’un débat"

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L’abolition de l’avortement aux États-Unis, la guerre en Ukraine, l’urgence climatique… L’actualité particulièrement brûlante de l’année 2022 avait de quoi donner des idées au monde artistique. En tant qu’artiste féministe et engagée, la photographe belge Charlotte Abramow fait partie de ces artistes qui disent le monde.

Que racontent ses clichés sur notre société ? Charlotte Abramow est la troisième invitée de notre série de rétrospectives de l’année 2022.

Quel est l’événement qui vous a particulièrement marquée en 2022 ?

"Comme tout le monde, j’ai été marquée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. C’est une situation de guerre proche géographiquement, que ma génération vit pour la première fois et qui montre nos équilibres fragiles et dépendants. J’ai aussi été marquée par cet été, le plus chaud que l’Europe a connu. Il faut malheureusement vivre des conséquences fortes chez nous pour que les gens commencent à réaliser… Il est urgent qu’on puisse s’adapter à ce qui va devenir la norme et sauver ce qu’il reste à sauver."

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En tant qu’artiste féministe et engagée, pensez-vous que nous sommes à un moment charnière ?

"Nous sommes un peu dans un entre-deux. Cela fait cinq ans depuis #Metoo, donc on commence vraiment à voir des choses qui changent dans la vie quotidienne, dans la manière dont on parle des agressions, des accusations… On avance. Mais il y a aussi un retour de bâton, avec une haine des féministes ou des 'on ne peut plus rien dire'. Cela a été particulièrement le cas après l’abolition de l’avortement aux États-Unis. On entend aussi beaucoup parler du débat autour de la présomption d’innocence et du fait de dénoncer. Quand on voit le cas Norman qui a éclaté récemment, c’est vrai que cela fait réfléchir."

Cette année 2022 encore, le corps féminin a été central dans votre travail. Quel est le message derrière cette approche du corps ?

"On nous a tellement appris, nous les femmes, à exister à travers notre corps, à ce qu’il devienne notre valeur, mais aussi un symbole de fertilité. Dans mon travail, j’essaie de prendre du recul par rapport à tout cela. J’essaie de montrer que nos corps ont le droit d’exister, d’être beaux, de vivre et de prendre du plaisir. Aussi, j’essaie de replacer le corps dans une espèce de métaphore de la nature, en se rappelant que notre corps peut ressembler à un paysage, à quelque chose de plus organique alors que notre société devient de plus en plus digitale, avec tous ces filtres."

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La représentation du corps est plurielle dans votre œuvre. On y voit des corps gros, vieux, malades… qui souffrent encore d’un manque de représentation en 2022.

"Ça commence à changer, notamment dans la publicité… Même si on sent parfois que les curseurs sont un peu forcés. Pour autant, ce n’est pas plus mal. C’est bien d’avoir de la représentation. On ne se rend pas compte à quel point c’est important dans la façon dont on se projette soi-même et des possibles que ça véhicule. Au-delà d’une volonté d’inclusivité, j’ai aussi une curiosité pour tout type de physique. Je trouve cela fascinant qu’on puisse être à la fois semblable mais très différent."

Vos œuvres laissent aussi une grande place à la sexualité, sans tabou. Vous avez d’ailleurs co-réalisé un manuel d’éducation sexuelle à la sortie de la saison 2 de la série Sex Education. Or, comme vous aimez le répéter : l’intime est politique. C’est donc un message à la société ?

"Il y a une responsabilité de la société dans la manière dont on parle de sexualité. On voit bien qu’il y a un manque d’éducation sexuelle, aussi large soit-elle. Et c’est un enjeu collectif et politique. Comme l’explique Camille Aumont Carnel du compte Instagram @jemenbatsleclito, l’éducation sexuelle ne devrait pas être facultative, cela devrait être une vraie question. Il faut donc contourner ce tabou pour éviter de se former une vision de la sexualité et de nos corps uniquement via la pornographie et des images violentes. C’est donc important d’avoir des ressources qui nous aident à mieux comprendre et à éviter beaucoup de souffrances potentielles."

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Cette année, vous avez connu la censure sur les réseaux sociaux (avec le clip "Clit is good" de Suzane). Ce n’est d’ailleurs pas la première fois (déjà en 2018 avec les Passantes). Montrer le corps de la femme et son émancipation personnelle, ça dérange toujours en 2022?

"Il faut voir comment YouTube place ses curseurs. C’est-à-dire qu’il y a des clips où les filles vont être super-sexualisées, ou même parfois très proches de la nudité. Et cela ne pose pas forcément de problème parce que l’on est habitué à cela et que cela fait vendre. Or, dans le clip de Suzanne, les filles ne sont pas là pour faire joli. Elles sont centrées sur leur propre plaisir – un plaisir qui ne dépend pas de quelqu’un d’autre. Et là, ça coince. Et, oui, on parle de plus en plus de plaisir féminin, mais on voit bien que ça reste une zone un peu floue."

Pensez-vous qu’en 2022, les femmes artistes gagnent en visibilité ?

"Je ne dirais pas qu’il y a une mode, parce que ce terme serait un peu réducteur. Mais il y a quand même un mouvement qui a lieu. On parle de ces sujets-là, on montre les chiffres, on montre qu’on veut spécialement faire des choses pour mettre en valeur le travail des femmes. J’espère justement que cela ne sera pas qu’une mode. Et que les chiffres vont s’équilibrer, même au sein des institutions et musées. Mais j’ai beaucoup de chance d’arriver à une époque où l’on parle de ces questions-là, où l’on met mon travail en avant. Parce qu’il y a beaucoup de femmes qui ont connu un succès de leur vivant, mais qui sont restées dans l’oubli."

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2022 marque aussi vos dix ans de carrière, qu’est-ce qu’une photo pour vous aujourd’hui ? Qu’est-ce que ce médium peut transmettre ?

"En dix ans, j’ai découvert le studio, la mise en scène… J’ai mieux compris les codes de la photographie. Il y a tellement d’images qui peuvent nous pousser à acheter ou à désirer quelque chose… qu’avec le temps, je me suis dit qu’on pouvait mettre à bon escient ces capacités de conviction de la photo pour aborder des thématiques plus intimes et plus sociétales. Une image peut être le point de départ d’une discussion, d’un débat. Mon approche de la photographie vise à révéler des images assez lisibles, dont on peut comprendre le message assez clairement."

Est-ce que vous êtes optimiste, réaliste ou pessimiste pour l’avenir ?

"Je dirais les trois. A priori plus pessimiste que réaliste. Mais on est dans un moment charnière par rapport à l’éco-anxiété parce que, oui, il y a plein de choses qui sont déjà en train de s’effondrer. Mais on peut se demander comment sauver des choses petit à petit. C’est là qu’on se dit qu’on est un peu obligés de rester optimistes. Parce que le pessimisme mène à l’inaction."

Si vous pouviez formuler un vœu pour 2023, ce serait lequel ?

"Plus d’argent pour l’hôpital public ! C’est le genre de thématique où je pense qu’en tant que citoyen on ne peut rien faire à part voter, et encore. On a tellement de chance d’avoir ce système de santé et ça me désole de voir que ça s’effondre."

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